La nouvelle de Stefan Zweig intitulée " le joueur
d'échecs " n'apporte rien sur le plan strictement technique de jeu
d'échecs, les parties sont très peu commentées. Tout l'intérêt réside,
en fait, dans l'analyse des personnages que les circonstances d'un
voyage en paquebot conduiront à l'affrontement.
Nous apprenons, en premier lieu, l'histoire de
Mirko Czentovic ; sa rapide et étonnante ascension au rang de premier
joueur mondial. Le récit foisonne en adjectifs dévalorisants le
jeune prodige : un jeune paysan borné, un garçon apathique et taciturne,
d'un cynisme maladroit et impudent, d'une froide présomption ou,
encore, un singulier spécimen de développement intellectuel unilatéral,
etc.
Par la suite, son entourage aimerait soulever la carapace du personnage
pour en retirer quelques renseignements psychologiques, mais celui-ci
s'ingénie à éviter les rapports avec les hommes instruits de peur
d'étaler au monde entier son ignorance et sa bêtise.
A travers cela, on pourrait se demander si Stefan Zweig tenait en
considération l'intelligence propre aux joueurs d'échecs. Y-a-t-il
une bosse du jeu d'échecs comme il y aurait une bosse des mathématiques
? Mirko Czentovic apparaît comme un homme divisé et seuls la gloire
et l'argent lui apportent une compensation.
La personnalité du rival arrive dans la seconde
partie de la nouvelle, elle est auréolée de mystère car on ne connaîtra
pas son nom sinon que ce serait celui d'une vieille famille autrichienne
aristocratique. Monsieur B., ainsi qu'il est dénommé, a appris le
jeu d'échecs dans des conditions particulièrement incroyables. Claustré,
séquestré dans un univers de temps et d'espace vide, son monde ne
se composant que d'une table, d'une chaise, d'un lit, d'une porte,
d'une fenêtre et de quatre murs. Rien pour rompre l'ennui, ni montre,
ni crayon. La Gestapo employait ce genre de méthode de terrorisme
psychologique pour faire parler certains détenus. Mais, à l'insu
de ses tortionnaires, Monsieur B. réussit à dérober un livre, un
manuel de 150 parties de Grands-Maîtres.
Dès lors, le jeu d'échecs représente une oasis où Monsieur B. s'épanchera
jusqu'à en perdre la tête ; la frénésie pour le jeu qui l'emportera
jusqu'à la démence, le mènera à la semi-liberté ; tout droit dans
une chambre d'hôpital. L'histoire de Monsieur B., une nouvelle dans
la nouvelle, est rapportée au narrateur qui se présente à la première
personne dans le cours du récit.
Les événements vont se précipiter et aboutir à la rencontre des
deux individus. Le match tant attendu a enfin lieu. Car Monsieur
B. ne peut résister à l'envie qui le tenaille de faire bouger les
pièces de l'échiquier. Emprisonné, il n'avait fait que jouer dans
l'abstrait, faculté qu'il n'a pas en commun avec Czentovic.
A vrai dire, il n'espérait plus voir un jour, en chair et en os,
les 32 figures du jeu d'échecs. Il est comme " un astronome qui
a déterminé l'existence d'une planète au moyen de savants calculs
et qui aperçoit soudain cette planète dans le ciel sous la forme
d'une substantielle et brillante étoile. "
Le professionnel contre le dilettante. Le miracle
a lieu, le champion du monde est contraint d'abandonner à la première
partie. Cette victoire d'un inconnu sur une célébrité réveille en
nous des sentiments guerriers. D'ailleurs la revanche ne sera plus
un spectacle, mais une véritable guerre psychologique. L'ultime
partie apparaît comme une rétrospective, en elle semble se jouer
le passé douloureux de Monsieur B.
En effet, Czentovic se transforme peu à peu en
bourreau, jouant chaque coup à intervalles réguliers pour mieux
ébranler son adversaire. Cela nous rappelle l'interrogatoire que
les nazis ont fait subir à Monsieur B. En ce sens, on pourrait dire
que la lutte qui a lieu sur l'échiquier est celle du nazisme contre
l'humanisme aristocratique. Et la défaite de Monsieur B. comme l'écroulement
des valeurs auxquelles croyaient Stefan Zweig lui-même.
Stefan Zweig, le joueur d'échecs. (1943), éditions Stock
1997.
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