On ne présente plus l'ouvrage de QUENEAU,
encyclopédiste et explorateur des mots qui entreprenait,
de 1942 à 46, la rédaction des dorénavant fameux
Exercices de style (Gallimard, 1947, 1963). J'aimerai inciter
ceux de nos lecteurs qui ne la connaîtraient pas encore à
parcourir l'édition plus copieuse que la même "Maison"
Gallimard livrait en 1979 :
Exercices de style par RAYMOND QUENEAU
accompagnés de 45 exercices de style parallèles
peints, dessinés ou sculptés par CARELMAN et de
99 exercices de style typographiques de MASSIN. Édition nouvelle,
revue, corrigée et enrichie d'une table des exercices de
style non réalisés et d'une étude sur "la
perte d'information et la variation de sens dans les Exercices de
style de R. QUENEAU" par le Dr CLAUDE LEROY.
L'histoire banale retenue par l'auteur et dont il se sert de
mille et une façons (enfin... 99 exactement !) pour ses
expérimentations n'a, somme toute, qu'une importance secondaire
vis-à-vis du propos d'ensemble : "traiter le même
sujet" selon une multitude d'accroches stylistiques. Ce faisant,
il s'agit non pas tant d'"épuiser le sujet" que
de montrer l'in(dé)finie richesse des points de vues possibles
et imaginables. Cette démarche, tout à fait typique
du mouvement OULIPO (l'OUvroir de LIttérature POtentielle),
n'est pas sans contenir un grand sens du jeu. N'y a-t-il pas,
justement, une étroite corrélation entre le monde
réel et la sphère de l'imaginaire ?
Par suite, l'aspect pittoresque de l'"exercice de style"
préconisé par QUENEAU réside dans le fait
que, liberté étant donnée à chacun
de tramer l'histoire selon les critères de son propre choix,
on peut bien distordre à sa guise tout élément
d'information initial. Ceci pour indiquer au second degré
ce que, dans l'univers communicationnel qui est le nôtre
aujourd'hui, parler et informer peuvent vouloir dire insidieusement.
Mais ceci est encore une autre histoire !
Pour les pousseurs de bois que nous sommes, il est indéniable
que Maître QUENEAU nous offre avec cet ouvrage (mais le
savait-il lui même ?) le meilleur traité pédagogique
du jeu d'échecs que français ait commis depuis PHILIDOR.
Exploit réalisé, il faut en convenir, sans même
user à quelque moment que ce soit de la technique échiquéenne
!
En effet, après la lecture attentive de ses 99 prouesses
littéraires & ludiques, c'est avec enthousiasme que
vous entreprendrez, "parallèlement",
Page 130 de ce livre, on découvre que l'un
des exercices parallèles de CARELMAN qui agrémentent
ce volume, dispose les acteurs de l'histoire sur un échiquier.
On connait l'attrait de QUENEAU pour le jeu d'échecs (1)
bien qu'il ne mentionne pas directement l'éventualité
d'une mise en scène échiquéenne (2).
Alors, passant d'un objet d'amusement à un
autre, faisons une tentative !
Échec
au Roi
La pendule allait tout juste afficher midi
lorsque j'arrivais devant la colonne S. Il se produisit
alors une miniature anecdotique.
Parvenir à bonne destination ne relevait
pas de la partie facile si l'on considère l'occupation
du centre ville à ce moment critique de la journée.
J'avais bien envisagé d'abord une simplification par le
pseudo-sacrifice de mes activités matinales. Ou encore,
une triangulation du quartier en longeant la petite diagonale
du Carrousel qui jouxte le Café de la Régence. Bientôt
toute considération stratégique fut interdite car,
"orage dans un ciel sans nuage !", la frénésie
du zeitnot menaçait. C'est donc "a tempo", tel
l'automate, que je prenais l'autobus vrombissant mais resté
semi-ouvert.
Plus tard, l'analyse post mortem dévoilerait
qu'il eut mieux valu ajouter quelque objectif intermédiaire
à ma tactique. Car, là où je croyais pouvoir
m'installer en avant-poste, je n'entrevoyais même pas une
case forte disponible tant ce bus était surchargé.
Donc voici que je me trouvais irrésistiblement
entraîné vers la rangée centrale, après
avoir manuvré d'une aile à l'autre. Entre-temps,
j'avais dû combiner prophylaxie et louvoiement afin d'éviter
le receveur, en me faufilant derrière un couple
de personnes très distinguées. Visiblement, une
batterie royale égarée dans la faune philidorienne
de l'endroit. Certes, on eut pu décerner un Prix de Beauté
à ces deux-là qui, d'un regard positionnel, semblait
adouber avec bienveillance leur proche voisinage. Nul doute que
cette surprotection temporaire m'assurait l'éventualité
d'une défense active. Eurent-ils roqué, par contre,
que mon stratagème s'en fut trouvé immédiatement
réfuté.
Mais la combinaison brillante se déroulait
un peu plus loin, sur les cases conjuguées de la plate-forme
où un homme d'une vingtaine d'années attirait
l'attention des kibbitzs. Petite tête sur un long cou
libérateur, portant chapeau fendu orné d'une
tresse, il affichait une allure contrastée :
- Evêque anglais ou bien desperado romantique
? demandait-on alentour.
Soudain, notre homme sollicita bruyamment l'arbitrage
du fait qu'un bougre de fantassin arriéré, l'attaquant
à la baïonnette, lui avait asséné le
coup du provincial sur les pieds. L'homme s'apaisa et plutôt
que de forger blocus, usant à son tour d'un sacrifice de
déviation, il choisit d'occuper une case angulaire. Il
s'en fallut d'un cheveu que les opposants n'arrivèrent
à la répétition de coups. La position obtenue
après une telle attaque double aurait alors amené
une étude non encore résolue par la théorie.
Il s'agirait sûrement d'un problème
d'analyse rétrograde s'il ne s'était trouvé
que je rencontrais de nouveau ce fol endimanché,
deux heures plus tard, en grande discussion avec un ami,
juste au niveau de la 7ème traverse à la Gare
Saint Lazare. N.N., un solide gaillard à l'accent slave
très prononcé, pointa une Nouveauté intéressante
:
Citant Nimzovitch à l'envi, il prétendait
que la variante d'échange conviendrait mieux à l'échancrure
non-orthodoxe du pardessus de son interlocuteur. Toutefois,
il parut indiquer ensuite, comme alternative plausible, que le
gambit du bouton supérieur assurerait une compensation
suffisante à la variante didactique de son tailleur.
2 versions courtes choisies dans "les exercices de
style" de
Raymond QUENEAU, Gallimard 1949.
alors
" Alors l'autobus est arrivé. Alors j'ai monté
dedans. Alors j'ai vu un citoyen qui m'a saisi l'il. Alors
j'ai vu son long coup et j'ai vu la tresse qu'il y avait autour
de son chapeau. Alors il s'est mis à pester contre son
voisin qui lui marchait alors sur les pieds. Alors, il est allé
s'asseoir.
Alors, plus tard, je l'ai revu Cour de Rome. Alors il était
avec un copain. Alors, il lui disait, le copain : tu devrais faire
mettre un autre bouton à ton pardessus. Alors."
l'arc-en-ciel
"Un jour, je me trouvais sur la plate-forme d'un autobus
violet. Il y avait là un jeune homme assez ridicule : cou
indigo, cordelière au chapeau. Tout d'un coup, il proteste
contre un monsieur bleu. Il lui reproche notamment, d'une voix
verte, de le bousculer chaque fois qu'il descend des gens. Celà
dit, il se précipite vers une place jaune, pour s'y asseoir.
Deux heures plus tard, je le rencontre devant une gare orangée.
Il est avec un ami qui lui conseille de faire ajouter un bouton
à son pardessus rouge."
1) R. QUENEAU : "Les 2 ou 3 premières
parties furent à son avantage, car j'étais bien
rouillé, mais ensuite je gagnais régulièrement,
me contentant d'un jeu défensif serré. GIDE ne connaissait
que l'attaque véhémente et risquée : Il se
cassait le nez contre ma muraille de Chine, mais il s'était
bien amusé. "Quand je joue aux échecs, me
disait-il, j'ai l'impression d'être un gangster !"
Il était content. Pourtant il aurait dû voir
que le crime ne payait pas ! (in Mat !, n° 24, 1977)"
La scène se passe à Tori Del Benaco, en 1948. Devant
l'échiquier : André GIDE, le romantique pour l'occasion
et QUENEAU, dans le rôle du joueur conventionnel et posé.
Ce dernier avouait qu'il travailla son jeu assidûment puis
décida de "rompre une liaison qui n'était pas
payée de retour." Ainsi, pour l'auteur, cette séance
est la première depuis 1940. Voir aussi : Bords. Mathématiciens,
précurseurs, encyclopédistes. Herman 1963. pp.
74-77.
2) Il indique seulement en guise d'exercices
de style possibles : " (...) - rébus ; - charade
; - devinettes ; - (...) - règles du jeu ; - jeu de l'oie
; - jeu de cartes ; - (...) - différents jeux d'esprit
; (...) - mots croisés. "