Question :
Avez-vous une idée de sa vie quotidienne et de ses habitudes
?
Réponse : De
Londres, ses lettres (9) à son épouse nous
donnent des aperçus de sa vie de célibataire : S'il ne réfléchissait
pas sur un problème d'Échecs le matin, il sortait
en ville, d'un pas alerte de jeune homme dit-il, à moins
que la goutte ne le retienne, ce qui était fréquent.
Écouter les membres du Parlement, surtout en période
de crise, le ramenait aux Communes, mais nous savons qu'il lui arrivait
d'assister au Lever du Roi, honneur qu'il n'aurait pas eu
si facilement en France. La soirée au Club supposait le jeûne
avant de jouer à l'aveugle pour se garder les idées
claires. S'il n'était pas invité à dîner,
il buvait une pinte de bière avant d'aller au lit. Quant
à la vie à Paris, l'auteur américain G. ALLEN,
nous donne des détails le montrant au travail sur une partition
musicale le matin, et se rendant à la Régence dans
l'après-midi et à l'Opéra pour le reste de
la soirée. Mais ce qui frappe ce savant professeur c'est
l'agitation de ses membres lorsqu'il méditait un coup, de
même que la futilité de ses propos qu'aucun joueur
moderne ne tolérerait en face de lui, en essayant lui-même
de se concentrer sur l'échiquier.
Question : Que savons-nous
des parties à l'aveugle qu'il jouait en public ?
Réponse : Miss
BURNEY, qui a écrit ses Mémoires quand elle s'est
mariée au Général d'ARBLAY, se souvient du
plaisir de son père accueillant PHILIDOR en Angleterre, et
je crois qu'elle le voyait encore assis sur un fauteuil, le dos
tourné aux adversaires. Elle raconte qu'il parlait de sa
privation volontaire de nourriture avant ce spectacle. Par ailleurs,
il existe une représentation des parties qu'il joua, en Février
1794 (**), en présence de l'Ambassadeur
de Turquie, au Club de Londres : On le voit les yeux bandés,
face au public qui peut s'assurer qu'un linge l'empêche de
voir. Ces exploits étaient renouvelés un samedi sur
deux et une lettre parle d'une certaine motion parmi les membres
pour qu'il y ait un dîner ensuite. Les pièces d'échecs
conservées dans la famille, avec leur vieille boite, montrent
de curieuses entailles sur certaines pièces et des points
de cire rouge sur d'autres. Le modèle en est simple et de
belle taille : Pions, Roi et Dame ne diffèrent qu'en hauteur.
Est-ce pour les rendre plus reconnaissables dans la main après
leur capture, dans les parties à l'aveugle ? la cire
et les entailles sur quelques pièces pourraient avoir le
même effet; nous l'ignorons. Enfin, en dépit des assertions
qu'après des efforts aussi effrayants, le pauvre homme restait
abattu et hagard, une lettre à sa femme reconnaît que
l'exploit n'avait rien d'aussi exténuant que les gens pensaient
et il devait certainement sourire en lisant la lettre de DIDEROT
(10) lui faisant part d'une grande inquiétude
pour sa santé mentale. (...)
Question
: Les anglais ne voyaient -ils en lui que le joueur d'échecs
?
Réponse
: Il est vrai qu'il fut invité en Angleterre pour jouer
aux Échecs, d'abord en 1747, puis en 1749 et en 1752 (11)
. Au cours de l'année suivante, à Londres, il mit
en musique l'ODE POUR LA Ste CECILE de CONGREVE donnée
au Théâtre de Haymarket le dernier jour de Janvier
1754. Il s'était, en effet, rendu compte combien sa brillante
réputation aux Échecs nuisait à celle du musicien.
HAENDEL lui-même trouva "les choeurs bien fabriqués,
mais qu'il manquait encore le goût dans les airs." C'est
ainsi que PHILIDOR rapporta la chose à LABORDE, son premier
biographe, mais la raison qui le poussa à composer cette
oeuvre avait été de prouver son talent après
qu'une "calomnie se soit répandue en ville qu'il n'était
pas l'auteur d'un motet" entendu peu après son arrivée.
Ainsi l'apprenons-nous d'un journal d'époque. Plus tard,
il y eut une confusion avec la fameuse ODE de DRYDEN,
erreur due à PHILIDOR lui-même, qui avait choisit
le sujet, mais avait oublié le nom du poète CONGREVE.
Invité à nouveau en 1771, il produisit son CARMEN
SAECULARE sur une scène londonienne, ce fut après
maintes discussions avec BARETTI et la coterie du Dr. JOHNSON !
Le succès en fut tel qu'il fut enfin donné au public
du CONCERT SPIRITUEL l'année suivante à Paris.
Quand il revint sur une grande scène à Londres en
1788, ce fut avec le même succès; et l'année
suivante, quelques jours avant la prise de la Bastille, fut donné
l'ODE ANGLAISE, royalement commanditée, vraisemblablement.
(...)
Question
: On a dit que ses dernières jours furent tristes et
qu'il mourut dans une mansarde. Qu'y a-t-il de vrai ?
Réponse :
Il était si peiné de se trouver empêché
de revenir chez lui, loin de sa femme et de ses enfants, que ses
nuits étaient hantées par de sombres perspectives.
La diminution du nombre des membres du Club réduisait son
casuel (12) et son logement n'avait rien
de luxueux, malgré sa proximité de l'appartement précédant,
à quelques pas du Club. Ce qu'il en dit dans ses lettres
montre qu'il avait une personne qui répondait à son
coup de sonnette pour le servir et garder les pièces propres.
Quand il est vraiment tombé malade, dans l'été
1795, la plupart de ses amis de Londres étaient, comme d'habitude,
à la campagne. Son compagnon de tous les jours, le Comte
de BRÜHL, résidait dans le sud et, bien que son nom
ait été avancé pour le désigner comme
l'être dévoué qui l'a entouré en ses
derniers moments, on peut fournir un autre nom, celui de John CRAWFURD
un écossais (de lointaine origine normande ?) fortuné
et fidèle soutient de PHILIDOR parmi les illustres membres
du Club d'échecs." (13)
1) Capitaine de navire en retraite, il
est Secrétaire Général de la Soc. d'Et. Phi.
La mère de son père était
l'arrière petite-fille du plus illustre des PHILIDOR.
2) Dans la préface de la deuxième
édition (1777) de son Analize des Échecs, PHILIDOR
rend lui-même hommage à LEIBNITZ pour ce qu'il est
le premier à reconnaître une scientificité
à ce jeu. L'idée novatrice de PHILIDOR, parmi
les joueurs donc, consiste à revendiquer la théorie
échiquéenne comme rationalisable, en remontant
aux principes de base : "Un joueur qui ne sait pas (même
en jouant bien un pion) la raison pour laquelle il le joue, est
à comparer à un Général qui a beaucoup
de pratique et peu de théorie". Écoutons le Dr.
Max EUWE : "PHILIDOR posa la première pierre de l'édifice
du jeu moderne de position. Il tira le jeu d'échecs hors
de l'étroite observation euclidienne pour le faire entrer
dans le monde sans limite de la pensée cartésienne
(...) Un siècle devait s'écouler avant de revoir l'ère
des Pions du grand Français rétablie par STEINITZ
et révélée dans toute sa valeur."
3)
A dix ans, il avait observé ce jeu depuis longtemps,
chaque matin, dans la pièce attenante à la Chapelleroyale
de Versailles, en attendant l'arrivée du Roi. A 14 ans, il
pouvait se mesurer avec les meilleurs joueurs dans les cafés
de Paris où cela se faisait. A 22 ans, il rédigeait
(en partie au Pays-Bas et en Allemagne) l'Analyze des Échecs,
contenant une Nouvelle Méthode pour apprendre en peu de temps
à se perfectionner dans ce Noble Jeu (publication l'année
suivante, 1749, à Londres).
4)
L'auteur doit penser à DESCHAPELLES(1780 - 1847),
MAHE De La BOURDONNAIS (1797 - 1840), voire SAINT-AMANT (1800 -
1872).
5)Wilheim
STEINITZ (1836 - 1900). Avec PHILIDOR, le jeu se constitue en tant
que système rationnel : C'est l'avènement des
principes fondamentaux. En quelque sorte, marquant l'importance
des Pions, il relève, par voie de conséquence, celle
des buts intermédiaires. STEINITZ développe
encore cette conception jusqu'à l'attentisme (tirer
la Nulle ou le Gain, sans jamais rompre soi-même l'équilibre
positionnel) : du fait de l'irréversibilité de
la marche des Pions, il s'agit toujours d'avancer à pas
comptés !
6)Philippe
STAMMA séjourna à Paris en 1737 et se fixa à
Londres dès 1742. En 1747, il perdit le match l'opposant
à PHILIDOR qui lui rendait, selon BACHMANN, l'avantage d'un
Pion et du Trait; selon NEISTAD, l'avantage des Nulles et du Trait.
STAMMA publia plusieurs traités et proposa un système
de notations des coups de la partie qui allait devenir l'actuelle
Notation Algébrique.
7)VERDONI,
fort joueur italien, "disciple" de PHILIDOR au café
de la Régence.
8)De
KERMUR, sire De LEGAL (1710 - 1792), fort joueur qui pratiquait
au café de la Régence. Connu de tous, encore aujourd'hui,
du fait d'une combinaison de Mat : LEGAL - ST. BRIE Paris
1750 : 1.e4 e5 2.Fc4 d6 3.Cf3 Fg4 4.Cc3
g6 5.Cxe5!! Fxd1 6.Fxf7+ Re7 7.Cd5, Mat !
Si l'on en croit DIDEROT, seulement KERMUY De LEGAL, le Profond,
et PHILIDOR, le Subtil, valaient le déplacement !
Cf. Le Neveu de RAMEAU.
*Le
café PROCOPE, à paris, accueillait également
les joueurs. A Londres, ils se réunissaient au café
Old Slaughter (St. Martin's Lane); au café SALOPIAN (Charing
Cross); chez PARSLOE (St. James Street) où fut institué
le Club qui pensionnait PHILIDOR (1774).
9)Marcelle
BENOIT a organisé l'édition récente des Correspondances
: PHILIDOR, Musicien et Joueur d'Échecs. Ed. Picard,
1995.
**Il
s'agit d'une Gravure publiée en avril 1794 par WHEBLE (Warwick
Square. Londres). PHILIDOR à sa femme : "J'ai joué,
samedi dernier deux parties sans voir à notre club et l'ambassadeur
turc, qui est résident ici, m'a honoré de sa présence
et m'a fait dire par son interprète qu'il reviendroit une
autre fois. Il a été très satisfait, ainsi
que tous les spectateurs. Cela m'a (rapporté) 6 guinées
et quelques shillings. C'est venu dans un moment où ma bourse
étoit vide, car je ne dois rien, payant (chaque semaine)
mon loyer régulièrement. Lettre du 25 Février
1794.
10)in
Oeuvres Complètes, Paris 1877. Tome 20 Lettre LXXIV.
pp 79-80. Voir, également : Encyclopédie ou Dictionnaire
Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, 35
volumes (1751 - 77). Article "Échecs".
11)
"Les Échecs, un objet d'amusement sérieux dans
lequel je me suis acquis quelque réputation." Dédicace,
édition de 1790 de son Analyze des Échecs.
12)
"Mon principal talent et mes ouvrages qui m'ont coûté
des veilles ne me servent à rien; enfin je n'aurois jamais
imaginé que sur mes vieux jours, le jeu d'échecs seroit
ma seul ressource." Ibid.
13)
PHILIDOR mourut, à Londres, le dernier jour d'Août
1795. Il fut inhumé en l'église St. James Piccadilly
(paroisse St. Pancras). Une stèle demeure, érigée
sur le site actuel du jardin public St. James (Cardington Street,
Camden). L'article nécrologique annonça : " (...)
lundi dernier, M. PHILIDOR, le fameux joueur d'échecs, a
avancé son dernier pion vers l'autre monde."
|