Après les efforts déployés
par chacun sur l'échiquier, pourquoi ne pas emporter sur
la plage quelques livres ? Des ouvrages de littérature et
non de savants traités d'échecs. Pour se distraire,
certes. Peut-être aussi pour mieux comprendre le jeu et ses
enjeux...
Tout le monde connaît Le joueur d'échecs
de Stefan Zweig (éditions Stock, 120 pages). Mais bien
d'autres nouvelles ont le jeu d'échecs comme thème
central. Ainsi, Le fou noir d'Arrigo Boito (Actes
Sud, 82 pages, 50F) raconte une fantastique partie entre un blanc
et un noir, chacun dirigeant les pièces correspondant à
la couleur de sa peau. Commencée un soir dans une demeure
bourgeoise où traînaient un échiquier et un
pistolet de salon, la partie durera jusqu'à l'aube avec
une pièce cruciale, brisée puis réparée
avant la partie, prémonitoire symbole de son issue tragique.
Le blanc, un champion américain nommé Georges Anderssen,
sera précisément maté par ce fou noir et
tuera son partenaire. Depuis, il erre à New-York en accomplissant
sur les dalles des trottoirs les mouvements des différentes
pièces...
L'échiquier devant le miroir de Massimo
Bontempelli (éditions de L'arpenteur, 130 pages, 75F) est
l'histoire de la rêverie d'un enfant puni, enfermé
dans une pièce dont le seul mobilier est un échiquier
posé devant un miroir. Le frontière entre le réel
et son double est soudain abolie et l'enfant, à l'instar
d'Alice, va passer de l'autre côté du miroir. Bien
des surprises l'y attendent... Où est le vrai ? Comment
distinguer les apparences et la réalité ? Le miroir
n'est pas une simple plaque de verre lisse mais un champ d'une
profondeur inouïe qui contient tous les personnages qui un
jour s'y sont réfléchis. Les pièces d'échecs
parlent et affirment leur autonomie ; elles prétendent
que ce sont elles qui jouent et non les humains ! Qui donc joue
et qui est joué ?
Dans un registre très différent, la nouvelle de
Friedrich Dürrenmatt intitulée tout simplement Albert
Einstein (éditions de l'Aire, Lausanne, 70 pages,
42F) pose sur un ton ludique de graves questions métaphysiques.
Parodiant le style des savantes conférences universitaires,
Dürrenmatt (un nom prédestiné !) défie
le célèbre physicien en une partie imaginaire où
l'on échange des arguments ontologiques en guise de pièces.
Le vrai défi s'adresse en fait à Dieu, un Dieu qui
joue contre lui-même et qui est aussi jeu, pièces,
règles et échiquier. Mais Einstein aussi est de
la partie où réalité physique, esthétique
et enjeu interfèrent constamment.
Les Contes de l'échiquier de Jean-Benoit
Thirion (éditions Plein Chant, 94 pages, 48F) sont un voyage
échiquéen à travers le temps et sur toute
la planète. Ils pastichent avec élégance
le style des récits traditionnels des contrées où
ils sont situés. Trois vampires (Inde), Maître
Kong sur la montagne aux Mille Senteurs (Chine), Le
vieillard sur l'écran (Japon), En route pour
le Mâzanderân (Perse) et Dans les prisons
de Bagdad (Bagdag) sont cinq contes orientaux qui n'ont
rien à envier aux fameuses Nouvelles orientales
de Marguerite Yourcenar. La venue du grand homme
évoque un Yiddishland plus vrai que nature. Échecs
en Polynésie constitue un fantastique affrontement entre
les vivants et les morts où ces derniers n'ont vraiment
rien à perdre. Par contre, les vivants sont changés
en statue de pierre en cas de défaite et prennent du même
coup la place d'un défunt au royaume des ombres... Empoignade
perpétuellement renouvelée où la dynamique
du jeu s'avère souvent magiquement efficace, la lutte entre
les blancs et les noirs est sous toutes les latitudes une allégorie
de la vie, ce combat toujours recommencé. L'un des personnages
mis en scène dans ces Contes de l'échiquier,
un certain Bobby Fischer, ne disait-il pas justement : "Les
échecs, c'est la vie !" ?
Bulletin de Ligue Poitou-Charentes, 1991
Avec l'autorisation de l'auteur