Remy de Gourmont
Écrivain français (né en 1858 dans l’Orne
et mort en 1915) méconnu de nos jours bien qu’il fut
un auteur prolixe dans des genres littéraires aussi variés
que la poésie, les romans, les ouvrages destinés à
la jeunesse, les pièces de théâtre, les nouvelles,
les aphorismes, les essais de linguistique et de philosophie.
Ci-après un extrait assez court des Promenades philosophiques
(1908) où de Gourmont disserte sur les Joueurs à partir
presque de ce qui aurait pu être une note de lecture d’un
ouvrage étonnant paru l’année précédente,
en 1907, et que les collectionneurs de livres d’échecs
connaissent bien : un essai d’ « Algèbre humoristique
» comme son auteur V. Cornetz, le nomme lui-même, Un
des aspects de l’illusion du joueur d’échecs.
Sources :
Remy de Gourmont, « L’illusion
du joueur » in Promenades philosophiques. [Deuxième
série], Paris, Mercure de France, 1908.
Voir également « La passion du jeu » in Promenades
philosophiques [Troisième série], Paris, Mercure
de France, 1909.
V. Cornetz, Un des aspects de l'illusion du
joueur d'échecs. - Essai d'algèbre humoristique.
Paris, Preti, 1907. 77 pages ; avec une figure.
- La valeur v du joueur, la valeur V qu'il s'attribue et la différence
(V - v).
- (V - v) toujours positif, c'est-à-dire: tout joueur se
croit plus fort qu'il n'est réellement.
- (V - v) en tant que dépendant de la valeur réelle
v.
- Aspect principal de l'illusion.
- Figure de la relation V - v = 1/v.
- Applications.
- Aspects particuliers.
« Le joueur est toujours tenté de s'attribuer une
valeur supérieure à sa valeur réelle. Tel est
le théorème que pose, en une curieuse étude,
moitié psychologique, moitié algébrique, un
ingénieur algérien, M. V. Cornetz. Son désir
de gagner, le souvenir de ses succès passés, sa confiance
en lui-même font que le joueur, à un moment donné,
se croit nécessairement plus fort qu'il ne l'est véritablement.
Donc, s'il gagne, il n'est pas surpris ; mais s'il perd, il se dira
: « J'aurais pu faire mieux, je n'ai pas donné toute
ma valeur, toute mon attention ». Pour que cette opinion fût
juste, il faudrait que le joueur se fît de sa force une idée
basée non seulement sur la moyenne de ses victoires antérieures,
mais aussi sur ses défaites. Or, l'amour-propre empêche
que les mauvaises parties se représentent assez fidèlement
à l'esprit pour contrebalancer le souvenir des parties heureuses.
Il arrive donc que le joueur se surestime constamment et avec une
parfaite bonne foi. Il n'est jamais tenté, quel que soit
son caractère, de s'attribuer une valeur moindre que sa valeur
réelle. La modestie de certains joueurs est toute de surface
et leur défiance d'eux-mêmes, qu'ils proclament, se
transforme bientôt, la partie commencée, en une confiance
excessive. Un joueur est un homme qui se compare à tout moment
à d'autres hommes. Il se juge, non pas avec l'indépendance
d'un solitaire, mais sous la pression d'une vanité toujours
surexcitée par la présence de vanités rivales.
Dès que deux de ces vanités sont aux prises, chacune
court après la victoire, nécessairement, et elle commence
par s'attribuer, sans aucun souci de la réalité, la
force capable de vaincre. Accepter le combat, n'est-ce point, par
cela même, se croire le plus fort ?
M. V. Cornetz s'occupe surtout du joueur d'échecs, mais
ses observations, comme il le dit lui-même dans sa préface,
sont valables pour tous les jeux qui ne sont point de purs jeux
de hasard, et même pour les luttes, les assauts d'escrime
et on pourrait ajouter, pour les batailles militaires, et les plus
sérieuses. Livrer une bataille, c'est jouer une partie. Cette
psychologie du joueur est aussi celle du général.
Que de batailles ont été perdues, parce que le général
s'attribuait une valeur supérieure à sa valeur réelle
! Que de gouvernements même sont tombés pour s'être
abandonnés aux illusions de leur amour-propre ! Napoléon
III partant allègrement pour la frontière, n'est-ce
point par excellence le type du joueur qui se surestime ? Il n'est
point de bataille désintéressée; la partie
de cartes la plus anodine excite chez les adversaires un désir
certain de victoire. Ceux-là même qui se vantent d'un
détachement parfait sont souvent les plus âpres au
gain, la partie une fois engagée; ils s'entêtent et,
battus, espèrent toujours un moment favorable. Les joueurs
qui croient pratiquer le jeu pour le seul intérêt de
ses combinaisons, de ses émotions, sont donc, leur bonne
foi admise, victimes d'une illusion : ils se jugent autres qu'ils
ne sont. C'est une attitude assez commune dans la vie. Nous nous
croyons tous plus ou moins autres que nous ne sommes, si bien qu'un
philosophe ingénieux, M. Jules de Gaultier, a créé,
pour qualifier ce penchant universel, une expression particulière.
Il appelle cela le bovarysme, en allusion à l'héroïne
du roman de Flaubert, qui se croyait une grande amoureuse et qui
n'était qu'une pauvre petite femme malade. Le joueur qui
prétend ne pas jouer pour gagner est donc atteint de bovarysme.
Mais il songe aussi, peut-être, à mettre son amour-propre
à l'abri en cas d'insuccès. Battu, il jurera s'être
amusé tout autant que s'il avait gagné. C'est une
manière de se consoler qui n'est pas sans élégance.
Le renard qui trouve les raisins trop verts nous a donné
un exemple charmant de cette attitude dédaigneuse. M. Cornetz
a vu à Alger, sur un vieil échiquier arabe, cette
devise : « Le perdant a toujours une excuse ». La base
de ses excuses est celle-ci : « J'aurais dû jouer autrement.
Si j'avais avancé tel pion, telle dame, ou telle carte, sans
aucun doute, j'aurais gagné ». Qui n'a assisté
à ces discussions de coups, où les joueurs n'oublient
que ceci, c'est qu'ils savent, au moment où ils discutent,
des choses qu'ils ignoraient, au moment où se déroulait
la partie ? La vérité, c'est qu'à un moment
donné, quand on joue sérieusement, on joue toujours
selon sa force, ni plus ni moins. Le vaincu a une excuse, soit ;
mais c'est précisément parce qu'il est vaincu. Le
vainqueur n'en a pas besoin. Etre vainqueur est un fait ; être
vaincu en est un autre. Il y a dans les faits une logique, et la
raison du plus fort est toujours la meilleure. Croire, si on est
battu, qu'on aurait pu ne pas l'être, c'est par cela même
supposer qu'on aurait pu, à ce moment, être une autre
personne, ce qui est absurde. Mais cette illusion tient peut-être
à des causes invincibles. La principale est que, comme je
l'ai déjà dit, au moment où nous sommes battus,
nous nous souvenons, non pas de nos anciennes défaites, mais
bien de nos anciennes victoires, et de cela seul. Nous nous reconnaissons
une capacité générale, une capacité
de principe qu'une infériorité accidentelle ne saurait
atteindre. Il ne nous vient pas à l'idée, la vanité
le défend, que notre valeur réelle n'est probablement
qu'un composé assez équitable de supériorités
et d'infériorités également accidentelles.
La balance penchera toujours du côté de l'amour-propre.
Il faut reconnaître que, si cette illusion d'amour-propre
a de grands inconvénients, si elle fausse notre jugement
critique, non seulement sur nous-mêmes, mais sur les autres,
si elle nous entraîne à des estimations fausses, elle
a, en contre-partie, de grands avantages. « L'illusion qui
accompagne l'homme au cours de la vie, dit M. Cornetz, est une condition
nécessaire d'existence, un produit précieux de l'instinct
vital ». L'homme qui se surestime est aussi celui qui est
capable de se surmonter. Il est nécessaire, au grand jeu
de la vie, d’avoir confiance en soi-même. Si l'on ne
s'estimait qu'à sa juste valeur, on ne s'estimerait pas assez.
Si l'on ne s'accordait pas une force supérieure à
sa force réelle, on n'oserait jamais entreprendre l'impossible
: or il n'y a peut-être que l'impossible qui soit digne d'être
entrepris. Au pur point de vue pratique, si le but à atteindre
n'était pas embelli par l'illusion, se mettrait-on jamais
en marche ? Il est bon qu'après un échec l'homme puisse
se dire, en toute naïveté : « J'aurais pu agir
autrement ». Ce n'est pas vrai, sans doute ; mais cela peut
créer dans l'avenir une grande vérité. L'erreur
est une grande génératrice de vérités.
La vérité d'aujourd'hui a sa racine dans l'erreur
d'hier. Les illusions ont souvent créé des forces
réelles. « Vous pouviez faire mieux », dit l'éducateur
à son élève. Il met ainsi dans l'esprit de
l'enfant une croyance, une idée qui engendrera immédiatement
un espoir et, dans le futur, une force. Ne raillons donc pas trop
le joueur qui a une belle confiance en lui-même. Sans doute
cette confiance le poussera à accepter des combats inégaux
où il sera vaincu ; mais il arrivera aussi qu'il sortira
vainqueur des luttes dans lesquelles il n'aurait pas osé
s'engager, si la bienfaisante illusion n'avait considérablement
grossi à ses yeux sa valeur réelle. Finalement, il
arrive, dans bien des cas, que la valeur réelle était
conforme à l'estimation faite par l'amour-propre. Il ne faut
pas s'y fier, il s'agit de jeu, mais c'est le cas de ne pas craindre
de répéter un proverbe et de dire : « Qui ne
risque rien n'a rien ». Toutes les langues du monde ont des
proverbes analogues. C'est donc que tous les peuples ont reconnu
qu'une certaine activité est impossible sans une certaine
illusion, et que, de tous les principes d'action, le plus puissant
et le plus fécond est encore la confiance en soi-même.
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