L'époque des Croisades se caractérise
par la découverte des technologies orientales. L'Espagne
fut naturellement un relais de ce transfert de connaissances et,
vers le milieu du XIIIe siècle, l'un des souverains les plus
érudits se consacra à diffuser en Occident un savoir
et une terminologie qui faisaient défaut à nos praticiens.
Le roi Alphonse X de Castille, dit le Sage, à juste titre,
transmit ainsi à ses contemporains des traités de
droit, de médecine et un célèbre
Livre des
Echecs. C'est à tous ces titres qu'un récent Colloque
consacré au vocabulaire médiéval lui a rendu
un hommage particulier
(1).
On trouve de plus en plus couramment à partir du XIIe
siècle dans les actes notariés (inventaires, testaments)
la mention d'échiquiers. Et ce, même dans l'énumération
des biens de pauvres chevaliers, où, à côté
de quelques tapis et ferrailles, ils représentent l'essentiel
de la valeur du mobilier.
Le Libro del Açedrez - c'est son titre exact,
car on le modernise depuis le XVIIIe siècle en Libros
de Ajedrez - venait donc à point nommé, conçu
qu'il était comme la synthèse de diverses traductions
juives et arabes afin de procurer tant à des gens de cour
qu'à un public populaire les règles de la science
du tablero (2).
A l'occasion du Colloque précité, le Professeur
Hans Scherer, de Cologne a donné une interprétation
fort pertinente de l'alphonsine entreprise d'un manuel échiquéen
(3). Je ne puis qu'en retracer ici les grandes
lignes, en priant le lecteur de ne point s'effrayer de la sémantique
universitaire. (Mais quelques citations nous reconduiront au Tablero).
1\
Le Libro est la codification d'un système symbolique
Il s'agit d'y exprimer les hiérarchies d'une armée
féodale de ce temps.
- Les peones (paysans) sont les "huit de ces figures de moindre
valeur ; elles ont été créées comme
modèle du petit peuple qui accompagne l'armée".
- La tour, "roque" (en ital. rocca), est décrite comme
l'authentique château, légal, construit avec la permission
de autorités publiques, ce qui était l'idéal
des souverains de ce temps. On la dira donc roc ou rocher, ce
qui signifie : un vrai château fort.
- Notre fou est un "alfil", c'est à dire, selon ce terme
d'origine arabe, un "éléphant" mais, par un jeu
de mot, Alphonse X y voit aussi un "alférez", soit, selon
l'arabe encore, un chevalier qui porte les insignes de guerre
du roi : en somme, un gonfalonnier comme dans la France de saint
Louis, contemporain d'Alphonse. Notons que l'Allemagne en fera
un "Läufer", un courrier. Mais le "Libro" va encore plus
loin à propos de cette figure qui a toujours intrigué
les stratèges échiquéens. Le fou est aussi
un "peon alferzado", ou -si j'interprète le plus précisément
possible - un "soldat d'élite placé au service"
de la reine (et non à celui du roi : prémonition
du Ruy Blas... !)
2\ Quantification des possibilités
de mouvement
- Le cheval. Traduisons simplement mais partiellement en raison
de ce qui précède : "(il) marche une case comme
une roque et une case comme un alfil". en droite ligne comme une
tour, puis de biais comme un éléphant...
- La dame est l'objet de tous les soucis du stratège, à
l'inverse de son illustre époux.
- elle est dite en latin "domina" (rien d'original, femme de seigneur)
mais le "libro" explique qu'elle est fondamentalement une ALFFERZA.
Ici les choses se compliquent mais la sémantique hispano-orientale
nous les rends plus claires. L'allemand la désigne d'ailleurs
comme 'porte-drapeau" (Fähnrich). Elle est une sorte de "vizir",
dit Alphonse, c'est à dire une commandante de soldats "dont
on ne connaît pas le nombre mais qui la nomme alferza".
- Le "Libro" quantifie ses déplacements de la manière
suivante : "L'alfferza" peut en 33 coups parcourir toutes les
cases de l'échiquier et revenir à son point de départ
; à condition cependant de n'avoir point été
contrainte de passer à deux reprises sur la même
case". Cette "chevauchée de la reine" est donc, par analogie
avec la chevauchée du "cavallo", ou "cavalgada", dénommée
"alfferzada".
- Sur ce point particulier, il semble qu'Alphonse de Castille
ait vulgarisé une simplification importante des mouvements
de la dame introduite par les Arabes par rapport au jeu primitif
dit "Tschaturanga", qui était encore en honneur au XIIIe
siècle en Orient (4). En dépit de
la grande liberté d'action qui lui était reconnue,
la dame perdait le pouvoir, quasi magique, du vizir originel de
quitter sa case de départ en sautant par dessus les 3 fantassins
qui la couvrent (c2, d2, e2...). L'alfferzada exige donc une ouverture.
- Enfin, signe d'une autre évolution sociologique appréciable
: la différence du jeu primitif, le combattant alphonsin
peut mériter son anoblissement : "Le paysan peut en 6 coups
devenir alfferza...".
Ces paysans armés peuvent aussi jouer un rôle de
protection rapprochée de certaines figures. C'est "l'alffilada"
du fou, par exemple, en triangle : Fe4 - d3 - f3.
3\ La représentation pictographique
et numérique
Le manuel d'Alphonse permit de décrire une partie d'échecs,
telle que nous en connaissons (roque en moins, puisque ce dernier
n'est introduit qu'au XVIe siècle) mais au moyen des seules
couleurs et coordonnées numériques. L'échiquier
"doit avoir 8 routes (carreras). Et la moitié des cases
doit être d'une couleur et l'autre moitié de l'autre
couleur". La tour blanche progresse en avant de 1 à 4 en
royaume blanc et de 4 à 1 en royaume noir.
Le professeur Scherer s'est amusé à tenir en langue
alphonsine une chronique échiquéenne. Voici ce que
cela donne : 1.d4 d5 2.c4 e6 3.Cf3 Cf6...
- Premier coup : Le paysan de la dame blanche s'avance sur le
quatrième champ et le paysan noir de la dame sur le quatrième.
- Deuxième coup : Le paysan du sauteur noir de blanc va
sur le quatrième champ et le paysan du roi de noir va sur
le troisième.
- Troisième coup : Le sauteur noir de blanc va sur le troisième
champ du sauteur blanc et le sauteur blanc de blanc va sur le
troisième champ du sauteur noir...
On imagine le casse tête de Jacques Négro rédigeant
son papier du dimanche pour Nice-Matin !
J'en reviens au roi pour conclure. Il est, dit le "Libro", le
"seigneur de l'armée", sennor de la hueste (hueste
= ost en français médiéval, donc l'armée
féodale, levée selon le ban) ; il doit "être
dans l'une des deux cases du milieu" et tout l'art de la bataille
est de lui "dar xaque e mate... o para ampararle..." Lui donner
l'échec, le tuer, s'en emparer.
Alphonse X de Castille n'était pas n'importe qui. Alors
pourquoi ce caractère de planqué sur le champ de
bataille ? Ici le médiéviste a son mot à
dire : si au XIIIe siècle, il se trouve encore un individu
aussi conséquent que saint Louis pour aller risquer la
peau de son Etat en des terres lointaines, les vrais grands rois
sont plus réalistes, tels Alphonse, Jacques d'Aragon, l'empereur
Frédéric II, Jean sans Terre... L'armée,
c'est fait pour de bons généraux, la tête
de l'Etat, pour être à l'abri et légiférer.
Reste la primauté de la Reine-"domina-alfferza". Que symbolise-t-elle
? On pense aux régentes (Constante de Sicile, Blanche de
Castille) mais il faut surtout imaginer ce que représente
chez un souverain éclairé du XIIIe siècle
la découverte de la nécessaire pérennité
de l'Etat. Il fallait maîtriser les barons et non faire
le pitre à leur tête sur le champ de bataille : Jean
II le Bon de Poitiers, Charles le Téméraire. En
attendant la supplique du nigaud : "Mon royaume pour un cheval"
!
In
Gambit Revue, n° 3-4, 1989
_________________________
Notes :
1) Studien zu romanischen Fachtexten
aus Mittelalter und früher Neuzeit (Potsdam, 1993), éd.
G. Mensching et K-H Töntgen, Olms, Hildesheim, 1995.
2) L'ouvrage fut réalisé
par la célèbre école de traducteurs de Tolède.
Le texte suivi est celui du manuscrit de l'Escorial (1591). Edition
: Poniente, Madrid, 1987.
3) H. Scherer, "Ansätze von Frachspraschlichkeit
im" Libro del Açedrex Alphons' des Weisen.
4) Où quatre armées de fantassins-
4 officiers occupaient les quatre coins de l'échiquier.
in Bulletin de l'Amateur, n° 12, 1998avec l'aimable
autorisation des anciens Directeurs de la Publication :
Bernard Guérin et Dany
Sénéchaud