1840, au cercle des échecs 1, rue Menars
Paris. Labourdonnais, champion du monde depuis qu'il a battu Mac
Donnel en 1835 à Londres, interroge le chevalier de Barneville,
membre assidu, en présence de Saint Amand, le général
Guingret et Devink :
"Parlons un peu de l'histoire ancienne, mon cher chevalier;
comment jouiez-vous avec Philidor ?
-Il me donnait cavalier et le pion.
J'aurais donc donné, moi, le pion et 2 traits à
Philidor ?
-Sans doute.
Et quelle partie faisiez-vous avec Jean Jacques Rousseau ?
-Je lui donnais la tour.
-Il était donc bien faible.
-Mais en revanche, dit le chevalier, il avait un amour propre
colossal, et le plus affreux caractère de joueur d'échecs
qui ait existé. Comme il avait la manière de se
croire grand mathématicien et de faire de la musique avec
des chiffres, il voulait appliquer les calculs algébriques
à l'échiquier. Nous plaisantions fort là
dessus et alors il brouillait les pièces du jeu avec une
certaine rage peu philosophique, et on ne le voyait plus au café
pendant quinze jours.
Et vous, monsieur de Barneville, ne faisiez-vous jamais d'aussi
longues absences ?
-Oh je m'en serait gardé ! J'avais déjà,
quoique jeune, mon système; j'avais trouvé un plaisir
et je voulais en faire l'habitude de ma vie, bien persuadé
qu'une habitude invariable est un remède qui éloigne
la mort.
Et 89 ne vous a pas dérangé de votre habitude
?
-89 ! J'ai laissé passer 89 comme une année ordinaire.
Le 14 juillet à midi moins le quart, je remontais sur le
quai des Célestins des hommes qui allaient prendre la bastille,
moi je me rendais au café de la Régence pour faire
ma partie avec M Louvet de Couvray. Une autre fois, je me trouvais
compromis dans une charge de dragons de M de Lambesc, ce qui ne
m'a pas empêché de jouer sept parties de midi à
cinq heures, chez Corraza.
Et en 93, vous avez donné relâche sur l'échiquier
?
-En 93 Je jouais régulièrement aux échecs
au café de la Terrasse des Feuillants, et presque tous
les jours, j'avais pour galerie M de Robespierre, M Danton, M
Barrière qui venaient assister à mes "échecs
au Tyran" avant de se rendre à la convention. J'ai
même fait quelques parties avec M de Robespierre qui jouait
fort mal.
Alors, vous n'avez jamais émigrer ?
-Émigrer ! J'aurais fait une sottise énorme ! quel
jacobin aurait songer à dénoncer au comité
de salut un noble qui jouait cinq heures par jour aux échecs
? Je n'ai même pas changer de nom et perdu mon titre. M
de Robespierre m'appelait chevalier, comme si nous n'eussions
vécu avant le 4 août. Une seule fois, j'ai quitté
la partie un instant; il y avait force majeure ! On tirait des
coups de canon sur la place du carrousel. M Duperray, qui avait
été secrétaire de Mirabeau, jouait avec moi
: il se leva et me pria d'attendre quelques minutes. C'était
un homme fort curieux de choses du dehors. Il rentra bientôt
et me dit: "On se bat entre Suisses et Marseillais, cela
ne nous regarde point" Et nous continuames, je lui gagnais
trois tasses de café.
Et que faisiez-vous le 9 Thermidor ?
-Je jouais chez Corraza avec un officier de Dragons.
Ainsi, demanda Labourdonnais, vous avez laissé passer la
révolution sans la voir ?
-Je n'ai pas eu le temps de la voir. Le matin, j'avais ma toilette
à faire, à midi, j'avais mes échecs, je rentrais
à six heures chez moi, je lisais Lolli degli Scacchi, un
auteur très fort ! J'étudiais des gambits, je méditais
les combinaisons Calabrese. Tout cela prend beaucoup de temps.
Un jour on m'apprit que nous avions un empereur, c'était
en 1804 ou 5; je donnais un échecs au Roi à un capitaine
de Berchiny. Un empereur ! pas possible ! s'écria le hussard,
et il fut échecs et mat sur le coup."
Que penser de cet article de Méry, co fondateur avec Labourdonnais
du Palamède ? Son exactitude est garantie par les témoins
cités. Quel âge avait le Chevalier ? Il commença
au café Procope en 1768. Un autre article de Méry
le montre jouant à midi avec M de Jouy, M de la Cretelle
et M Jay; mais il est décédé au plus tard
en 1840 juste avant Labourdonnais qui répondait à
Mr Sasias qui l'attendait midi ayant sonné :
"Il doit être mort"
-Impossible; il a oublié de se réveiller.
Sasias avait raison. Il devait avoir près de 90 ans. (Son
état civil avait brûlé)
Mr de Louvet de Couvret est l'auteur de: "Les amours du
chevalier de Faublas" en 1787 qui décrit l'ambiance
du café de la Régence sur deux pages.
Jean Jacques Rousseau jouait mal, avait déposé
à l'académie des sciences un projet de notation
musicale chiffrée, son orgueil démesuré est
connu.
Robespierre restera connu plus dans l'histoire pour le génocide
vendéens qu'aux échecs.
Les parties de café étaient rapides (7 parties
en 5 heures) avec enjeu (tasse de café). La tasse de café
étant relativement chère dans les cafés,
l'enjeu n'est pas négligeable.
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