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Nouvelles
de Rodolphe Prévot |
« Echecs et mots » |
1. Deux pour
le prix d’un
Le 1er septembre 2012,
tous les aficionados du roi des jeux pourront mater, pour dix yuan
( la monnaie alors en cours à cette époque de globalisation non
lointaine), sur le petit écran internet de leur portable, un vieil
homme se dresser sur l’arête escarpée d’une colonne basaltique,
cernée de fumeroles blanches, à la pointe la plus septentrionale
de l’Islande.
Cet homme déploiera lentement son corps : souliers
vernis blancs, pantalon noir, veste encore impeccablement immaculée
malgré les exhalaisons fétides et menaçantes de l’environnement,
cravate noire sous une longue barbe blanche, visage livide, regard
sombre, minéral.
Au bord du précipice, comme un roi
en h8, au bout de la grande diagonale(1), cet homme ne verra plus
ce qui se joue en bas, depuis la nuit des temps : eau contre feu,
magma noircissant au contact de la mer qui bouillonne et blanchit
sous son écume volatile. Il ne verra plus le spectacle de cette
bipolarisation naturelle livrée en pâture aux internautes, car son
regard sera déjà rentré en lui.
Alors, il tendra ses bras comme deux
banderilles : l’un vers l’ouest, accusateur et menaçant, vers ces
Etats faussement Unis, qui, après l’avoir porté aux gémonies, l’auront
condamné si longtemps à un exil forcé; l’autre vers l’est, provocateur
et désinvolte, vers l’Empire soviétique démembré qu’il aura toujours
combattu seul.
Ce Merlin, ce Gandalf, ce Dumbledore(2)
tiendra longtemps cette pause, tel l’Atlas des Grecs portant l’Ancien
monde sur ses épaules. Il tiendra cette position, malgré le siège
du vent qui risquera de le faire tourbillonner sur son socle, malgré
le poids de ses bientôt soixante-dix hivers, malgré l’Oeil
impudique de milliers d’internautes fanatiques braqué sur
lui.
Alors, dans un intime effort ultime
de concentration, il se souviendra :
Reykjavik
1972 ; troisième partie : une bombe volcanique vient d’atterrir
en h5. Ni le jeune
Tsarpov,
21 ans, papillon fébrile autour de l’échiquier du staff soviétique
dans la salle d’analyse, ni le jeune Tsarparov, 9 ans, réveillé
subitement en pleine nuit à Kabou, dans sa chambre d’enfant, par
le fracas planétaire du pion en h5 joué par le maître des forges(3)
; ni l’un ni l’autre n’auraient pu envisager ce coup hors normes,
prélude à une coulée pyroplastique ravageant les défenses de Spasmsky.
La mémoire du champion s’emballera,
comme dans un dernier blitz :
Brooklyn
1949; alors que sa mère a convié à un thé mesdames Zeitnitz et Tsarparova,
afin de les mettre en garde contre la passion monomaniaque de leurs
rejetons, pour déplorer leurs veuvages précoces ou encore la lâcheté
des hommes et pour trinquer à la vitalité du complexe d’Oedipe,
à l’école où il s’ennuie déjà, le petit Robby a ouvert sa boîte
de Pandore empruntée à sa soeur Joan, constituée de 32 figurines
et d’un plateau appelé “échiquier”. En cachette, il a commencé à
jouer de subtiles mélodies et à s’enivrer de leur parfum inodore
pour les autres. Il vient de comprendre que c’est pour la vie, que
c’est là SA vie ; les mères auront beau trinquer, elles n’y changeront
rien.
Robby s’approchera encore du gouffre,
de manière imperceptible, sauf pour les internautes qui saliveront
d’impatience, “panem et circem”(4) : rien ne changera donc jamais...
Mais
il tiendra encore debout alors que sa vie défilera et se défilera.
Qu’ira-t-il faire ?
Qu’ira-t-il
défaire ? Il se souviendra.
Il
se souviendra d’avoir pleuré en lisant La défense Loujine
de Nabokov, en russe ! Il avait douze ans et ce livre avait été
pour lui comme une prémonition de sa mort. Loujine quittant le jeu
sur son balcon/Sicher au bord du gouffre en Islande. Rien n’est
écrit pourtant, sinon dans les livres qui vous transforment en ce
que vous devez devenir.
Les internautes tchateront et piafferont
: “ Sa kommenz à èt longué; kant ès ki va défié Dieu, le Robby ?
on en veu pour not’ argent ! Remboursé !” Mais Sicher, sûr de lui,
impassible, tiendra sa position, tout à ses souvenirs, qui, ne le
dit-on pas, affluent et défilent au moment de mourir ?
Le
match de 1992 ; l’effondrement du mythe. Une parodie pathétique
de “championnat du monde” ; la moue dédaigneuse et lucide de Tsarparov,
alors au faîte de sa gloire et de son renom gagné sur l’échiquier
depuis 1985 en de rudes combats. De l’argent frais pour la retraite
; de l’argent sale pour les puristes. Des parties entachées de trop
de faiblesses, hormis peut-être la première. Le match de trop et
déjà les sarcasmes des premiers internautes.
Au moment où Sicher irait enfin sombrer
dans les ténèbres chaotiques de la mer d’Islande, poussé par la
honte et les remord, par l’orgueil aussi de redorer le blason de
son mythe devenu bien miteux, un homme apparaîtra derrière lui,
un bras se tendra, pour le retenir ou l’accompagner, - qui sait
? -, son seul adversaire et véritable ami : Robis Spasmsky.
Alors, à la grande joie malsaine des
internautes, les deux vieillards dévisseront ensemble de la falaise,
et si la caméra de l’hélicoptère zoomera et s’attardera longuement
sur la chute de ces deux colosses, elle ne pourra toutefois pas
discerner ce que les internautes ne verront pas et que seuls nos
lecteurs auront le privilège de partager avec le narrateur : le
sourire complice et serein de deux hommes apaisés de pouvoir enfin
sortir du jeu.
_____________
(1)
C’est la diagonale noire qui traverse tout l’échiquier de a1 à h8
; la case h8 est donc à l’angle supérieur droit.
(2) cf. Cycle Arthurien ; matière de Bretagne
; Le Seigneur des Anneaux de Tolkien ; Harry Potter
de J.K Rolling
(3) Une allusion à Héphaistos et implicitement à
Voyage au centre de la terre de Jules Verne puisque qu’il
y a correspondance entre l’Islande et la Sicile via les volcans.
(4)
“Du pain et des jeux” en latin.
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2. L’addiction,
s.v.p.
“150 000 parties en quatre ans, mesdames
et messieurs les jurés ! Je vous demande de considérer avec moi
ce que cela représente en moyenne : 37 500 par mois, 781 par semaine,
112 par jour et 4 ou 5 parties à l’heure, à condition de ne pas
dormir évidemment !
Vous
comprendrez mieux, mesdames et messieurs les jurés, qu’une telle
folie meurtrière ait pu s’emparer d’un individu fragilisé par l’addiction
à cette passion dévorante qui va peu à peu au fil des années lui
faire perdre vingt kilos : quand s’alimenter ?, son travail : quand
travailler ? ses amis : quand les recevoir ? sa famille : quand
s’en occuper ? et plus grave encore, ses principes d’humanité :
à quoi bon et envers qui les exercer ? Vous comprendrez mieux
qu’il ait pu commettre ce geste irréparable parce qu’il n’a plus
toute sa raison, en dehors de celle qui s’est spécialisée dans les
déplacements ultra rapides des pièces qu’il manipulait sur l’échiquier
virtuel de ses jours et de ses nuits...”
Le réquisitoire du procureur de la République
avait un effet soporifique sur ma conscience. Dans le box des accusés,
loin de déclencher en moi la culpabilité ou le remord escomptés,
il me procurait une douce sensation de somnolence propice à la rêverie
et au souvenir...
Avant tout cela, j’avais pris l’habitude
d’aller au club, tous les lundis. Il avait fallu s’habiller, se
laver un peu, là où ça pue, car il n’aurait pas fallu déconcentrer
l’adversaire par ses effluves; cela n’aurait pas été convenable,
éthique. J’avais l’habitude d’arriver vers 20h30.
Quelques joueurs étaient déjà attablés
et commentaient parfois lourdement quelques mauvais coups incongrus.
Tous les clubs regorgent de types qui nous obligeraient à porter
des boules quiès si les colonnes centrales de l’échiquier étaient
des cordes d’instruments à vent. Ca jouait à pousse qui peut, kibbitz,
patates, poireaux (1). “A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire”.
Pour la plupart, ce n’était qu’un jeu, une occupation, un hobby.
J’aspirai déjà à des joutes plus épiques, plus équilibrées et plus
silencieuses, malgré le fracas des pièces et des cases, où seul
le tic-tac de la pendule de compétition aurait un droit de réponse.
L’avocat de la défense ne fut pas plus palpitant
que son confrère ; sa plaidoirie cousue main ne sembla pas titiller
outre mesure la compassion des jurés ; quelques extraits épars :
“...
Avant de juger cet homme, pensez à son enfance brisée par la carence
du modèle paternel... Pensez qu’il a agi sous l’emprise d’un délire
de persécution, même si les experts psychiatres n’ont pas écarté
sa responsabilité pénale qui le conduit aujourd’hui aux assises
de ce tribunal... Prenez en compte, mesdames et messieurs les jurés,
les signes précoces chez l’accusé d’une santé mentale fragile
et d’une sensibilité exacerbée. Ne lui faites pas payer trop lourdement
l’addition réclamée par l’accusation... Soyez indulgents envers
cet homme qui s’avère être autant victime que coupable...”
J’ai cessé d’aller au club à l’ouverture
du cybercafé. Mon R.M.I.(2) suffisait à payer mon abonnement, ma
chambre et les pommes que je mangeais toutes les 6 heures environ.
Ma
chambre était située juste en face du café ; j’y allais aux heures
de fermeture pour y dormir
et
m’y laver un peu ; j’y lisais aussi accessoirement, mais la lecture
me fatiguait vite, de même que toute autre activité en dehors des
échecs sur ordinateur. J’avais la fierté d’être devenu en quatre
ans le joueur le plus acharné du site, premier du top 5 des accros,
loin devant “la teigne”, “la tique”, “le morpion” et le “zombie”(3)
qui ne totalisaient à eux quatre que 140 000 parties
au compteur du site, soit 10 000 de moins qu’à moi tout seul.
En tant que meilleur client, j’avais quelques
privilèges : le patron m’avait donné un fauteuil plus confortable
que les autres et m’avait isolé des autres cybernautes, afin de
ne pas perturber ma concentration. Je disposais par ailleurs d’un
casque anti-bruit et de lunettes teintées afin que mes yeux puissent
supporter sans mal des heures durant la nocivité de l’écran. J’avais
acquis une si grande dextérité dans le maniement de la souris qu’il
m’arrivait d’arnaquer(4) des cadors à 2 300 (5) et plus dans des
parties à cadence (6) adrénalitique : une ou deux minutes maximum
par joueur. Sans faire partie des meilleurs, j’étais connu dans
ce monde et une reconnaissance sociale, fut-elle virtuelle, m’était
enfin accordée. Je me sentais utile à la communauté des marginaux,
qui comme moi, chercheraient toute leur vie d’éphémère un sens à
la vie.
Le temps était venu des témoins à charge.
La voix de poissonnière de la colocataire de la victime m’avait
sorti de ma douce rêverie.
“ Il s’est retourné et il l’a plantée, ce
malade, sans aucune raison! Des salauds comme ça, monsieur le Président,
faudrait les passer au grille-pain, leur arracher les couilles !...”
Il avait fallu la calmer. Elle se serait
jetée sur moi, comme l’autre, du haut de ses guiboles interminables,
montées sur des pointes à vous percer le cœur et le reste.
Le soir de l’élimination de la dame, j’étais
dans un état d’excitation redoutable : les défis s’enchaînaient
sans que je perde une seule partie. J’avais la baraka, la force,
la niaque, et mon elo grimpait au fil des heures à des hauteurs
stratosphériques : 2 000, 2 050, 2 100, 2 150, le compteur semblait
s’emballer ; j’allais connaître l’ivresse des sommets ; je sentais
l’adrénaline gonfler tout mon être. Tant pis pour ceux qui ce soir-là
se mettraient en travers de ma route vers Caïssa(6).
C’est alors que j’entendis derrière moi
des bruits, d’abord diffus, puis de plus en plus menaçants. Il y
avait là une chaîne de (mor)pions goguenards au centre de laquelle
on entendait les feulements d’une reine de la nuit. Ils étaient
venus pour moi, monsieur le Président ; pour me mater, me narguer,
me soumettre à la tentation de la chair, me tirer de mon ivresse
qu’ils jalousaient, ne goûtant que des plaisirs communs, triviaux,
ne satisfaisant que leurs appétits brutaux.
Elle
se mit à frotter son sexe gonflé contre mon dos, sous les encouragements
des autres, elle me glissa des mots cochons dans l’oreille. J’essayai
de me débattre et de me concentrer sur
ce
que j’avais de plus précieux, mon précieux !(7), monsieur le Président.
Mais la chair de la femme m’enveloppa bientôt au risque de m’étouffer.
Je fis alors ce que je devais faire : je tailladai cette chair molle
et blanche de plusieurs coups de couteau. La chaîne de pions se
brisa, affolée, et je pus, l’espace de quelques instants, retourner
à mes parties en cours et honorer mes adversaires d’un jeu sans
compromission, tandis qu’une flaque de sang se répandait sous mes
pieds.
Je ne demande qu’une chose maintenant
: aller passer ma vie en prison et continuer à jouer sur mon ordinateur.
Voilà pourquoi j’ai ce sourire tranquille, apaisé, qui semble faire
dire aux journalistes et aux témoins que je ne suis qu’un monstre
dénué de tout sentiment de remord, de culpabilité. Ils me mettront
la peine maximale si je garde ce sourire sur mon visage, et c’est
ce que je m’efforce de faire depuis que je siège à ce procès et
dans ce tribunal.
_____________
(1)
Tous ces termes sont de l’argot du microcosme échiquéen ; ils désignent
de manière péjorative la galerie des faibles joueurs dont nous trouverons
une évocation sociologique et je l’espère humoristique dans une
nouvelle ultérieure.
(2)
Revenu Minimum d’Insertion : il s’avère qu’un assez grand nombre
de compétiteurs “ratés” utilisent cette forme d’assistanat social
pour continuer à se livrer à leur passion ravageuse.
(3)
Pseudonymes des internautes abonnés sur les sites de jeux. Les “visiteurs”
n’ont droit qu’à des numéros.
(4)
aux échecs aussi on peut bluffer son adversaire, et pas seulement
en partie éclair (ou “blitz” en jargon échiquéen) : voir le match
Tal-Botwinnik de 1960 ; 6ème partie.
(5)
Il s’agit du classement des joueurs d’échecs, inventé par Arpad
Elo. Un joueur à 2300 est un candidat maître, en cadence lente,
et un très fort joueur, sur les sites de jeu à cadence rapide.
(6)
Les statistiques récentes montrent une propension croissante de
beaucoup de joueurs à défier
les autres à des cadences folles où l’objectif n’est évidemment
pas la qualité du jeu mais d’avoir sa dose quotidienne d’adrénaline.
(7)
Allusion au Gollum du Seigneur des Anneaux et de son addiction
à l’anneau de Sauron.
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3. “Dictes
moy ou n’en quel pays...” (1)
Dans le grand château d’Amboise, la petite
Charlotte de Savoie, quatorze ans, a bien du mal à porter son ventre
trop lourd. Elle va perdre son enfant. Son mari, le roi Louis X1,
est à ses complots. Mariée de force à douze ans, elle a l’intelligence
et la force de caractère de ne plus se satisfaire de sa condition
de porteuse d’héritier potentiel. Au milieu de sa grande chambre
froide qui donne sur la Loire que la brume et le givre rendent morose
en cette journée d’hiver, elle vient de lancer rageusement à l’autre
bout de la pièce un manuscrit du Liber de Moribus de Jacques
de Cessoles, écrit en 1315 et copié un peu partout par des moines
à l’usage des cours européennes.
Nous
sommes en 1454, et cette évocation du jeu d’échecs comme allégorie
de la Cité féodale lui procure la nausée, à moins que cela ne soit
son ventre déjà porteur des stigmates de la mort. Plus que tout,
elle ne supporte plus les devoirs et très accessoirement les droits
édictés par ce moine dominicain du siècle passé. Il n’y est question
que de chasteté, de soumission au roi, et la femme y est là encore
bafouée et humiliée.
Extraits
:
“...Mais
il faut que la reine soit chaste, docile, issue d’une bonne famille
et soucieuse de l’entretien de ses fils ( encore faudrait-il qu’ils
vivassent ! ; n.d.r). Sa sagesse ne doit pas seulement se manifester
dans ses gestes mais aussi dans ses paroles, surtout lorsqu’on
lui confie un secret qu’elle doit refuser de livrer aux autres.
Cela est pourtant contraire à la nature des femmes...”
Elle n’a pas le pouvoir de modifier son destin
de mère porteuse, mais qu’au moins
l’on
ne l’humilie pas davantage en la représentant comme un sous-fifre
de l’échiquier. Il était
grand
temps de changer les règles du jeu et elle userait de son statut
et de son influence dans les cours d’Europe afin de s’y employer
sans relâche.
Elle ne supportait plus le rôle ridicule
et mesquin joué alors par la reine sur l’échiquier :
“... La reine ou la maîtresse qui est
dite “ferz”(2) s’avance et prend de biais parce que l’espèce féminine
est très avare. Tout ce qu’elle prend, à l’exception de ce qui lui
est donné par pure grâce relève du vol et de l’injustice...” pouvait-on
lire ailleurs.
Elle souhaitait en premier lieu une
modification onomastique : fini le “ferz” persan, en usage depuis le retour des croisades
au XIème siècle. Elle se souvint d’avoir lu dans un manuscrit
en langue d’Oc le point de vue, trois siècles auparavant, de la
grande Aliénor d’Aquitaine qui s’était étonnée que l’on conservât
cette désignation exotique et hérétique pour
l’une
des pièces maîtresses d’un jeu qui allait inévitablement s’occidentaliser.
Elle voulait que le pouvoir de la reine
redevienne celui qu’il était dans la littérature courtoise et tout
particulièrement dans les romans de Chrétien de Troyes, où les exploits
de Palamède(3) et ses parties disputées contre la Dame de son cœur
tempéraient quelque peu toute la mélancolie attachée à sa condition.
Il y aurait bien quelqu’un, parmi les spécialistes du jeu, elle
le connaissait, pour entendre sa requête et imposer à la face du
monde les deux grandes réformes pour lesquelles toute son énergie
serait mobilisée : remplacer le nom de “reine” par celui de “dame”
et modifier la marche de cette pièce afin de la faire rayonner sur
tout l’échiquier, comme afin de faire mentir Jacques de Cessoles.
Alors, ne pouvant s’asseoir à son boudoir à
cause du ventre que lui a fait porter le roi, elle appelle sa chambrière
et sa suivante et lui dicte cette lettre(4) adressée à son cousin
par alliance, seigneur d’Aragon, Luis Ramirez Lucena, qui restera
à jamais connu des amateurs éclairés pour sa célèbre “position de
Lucena”, classique des finales de tours.
“ Amboise, le 24 janvier de l’an de disgrâce
mil quatre cent cinquante quatre,
Mon très cher
et très érudit cousin,
La charte d’amour est bafouée par les
hommes et mon cœur saigne comme dans ce rondeau de Christine de
Pisan(5) :
“...Source de plour, rivière
de tristece
Flun de douleur, mer d’amertume
pleine
M’avironnent et noyent en
grand peine
Mon pouvre cuer qui trop
sent de destresce...”
Cette détresse me vient de l’abandon dans
lequel je suis laissée. Je parle au nom de toutes les jeunes vierges
engrossées si prématurément que nous en avons perdu la joie, l’insouciance
et
la douceur de notre enfance. Nous ne sommes devenues que des ventres
à garçons, des génisses en gestation.
Faites-nous, mon ami, du moins symboliquement,
la joie de redorer notre blason au jeu des échecs. Redonnez-nous
la puissance qui fut la nôtre jadis, au glorieux temps des croisades,
quand les grandes dames de nos cours administraient les affaires,
ourdissaient manœuvres et alliances, tandis que leurs seigneurs
et serviteurs apportaient la Sainte parole en terre hérétique, arborant
au poignet ou au col une soierie parfumée de la dame de leurs pensées.
Je connais, cher cousin, votre intérêt
pour ce jeu magnifique, vos compétences et votre pouvoir en ce domaine.
Modifiez-en les règles et fixez-les dans un traité que vous rédigerez
et que nos moines copieront dans toute la chrétienté.
QUE LA REINE
REDEVIENNE UNE DAME !
Je compte sur vous et je vous suis bien
obligée,
Votre cousine mal-aimée,
Charlotte “
La requête de la jeune Charlotte ne fut
pas adressée en vain à Lucena. Emu par sa missive, il ne put malheureusement
pas s’atteler de suite à la tâche, trop occupé qu’il était par la
gestion de ses affaires et de son domaine. Son traité parut en 1496,
soit treize années après la mort presque anonyme et dans l’indifférence
générale de celle dont la langueur fut à l’origine du changement
le plus décisif dans l’évolution du jeu vers sa forme contemporaine
: le déplacement illimité de la Dame sur les diagonales, les colonnes
et les rangées, la faisant rayonner sur tout l’échiquier et lui
conférant le statut de pièce maîtresse du combat échiquéen.
_____________
(1)
Premier vers célèbre du poème de François Villon chanté par Brassens
: la “Ballade des dames du temps jadis”
(2)
Appellation latine du “vizir” arabe, ancêtre de la “régina” qui
donnera elle-même naissance à la “Dame“grâce à notre personnage.
(3)
Dans les légendes arthuriennes, Palamède, compagnon d’armes de Lancelot,
porte un blason qui est un
échiquier noir et blanc; il livre d’interminables parties avec la
Dame de ses pensées.
(4)
Pour des raisons de commodité de lecture, j’ai traduit la lettre en français contemporain.
(5)
Poétesse du quatorzième siècle.
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4. Une
partie décisive
“ Nous vous connaissons, terriens.
Depuis notre planète sans nom, depuis notre planète sans nous, nous
vous observons depuis l’aube de votre ère. Une seconde de notre
temps vaut cent années de votre vie. Nous avons vu vos ancêtres
se redresser peu à peu et
se
répandre sur votre monde. Nous avons entendu le vacarme de vos forges,
les cris de vos femmes et de vos enfants, la plainte sourde de votre
sol pilonné par votre démence est parvenue jusqu’à notre quiétude
qu’elle a perturbée. Nous vous avons entendu inventer des dieux
de clémence et de courroux, pour conjurer votre peur de la mort,
dieux aux noms desquels vous vous êtes déchirés, entretués. Certes,
nous avons pu avoir, au fil de vos siècles, un certain attrait pour vos oeuvres de l’esprit,
déceler en certains d’entres vous l’altruisme nécessaire au progrès
vers la connaissance et le respect de notre réalité commune : ce
que vous nommez la “vie” .
Mais que de massacres, de souffrance,
de morts, de barbarie, que de menaces pour les autres espèces que
votre folie expansionniste a éradiquées de votre propre terre! Vous
êtes sur notre liste rouge, en bonne place parmi les monstres dégénérés
qui peuplent l’univers.
Si aujourd’hui nous nous adressons
à vous, c’est parce que notre étoile va bientôt se dilater, pour
aller vers sa croissance de géante rouge. Dans cent mille ans de
votre temps - très peu pour nous - notre planète aura disparu et
nous aurons dû pour survivre trouver un autre monde, où l’oxygène
et l’eau nous permettront de préserver notre espèce, notre culture
et ces valeurs par nous partagées et que vous avez tant de difficultés
à développer sur votre terre.
Il y a peu de mondes, tous comptes
faits, compatibles avec le nôtre dans notre galaxie. Vous l’ignorez
encore, mais cette vie que vous dilapidez dans l’inconscience de
votre immaturité est encore plus précieuse que vous ne sauriez l’imaginer.
C’est la raison pour laquelle nous ne sommes pas comme vous, une
espèce belliqueuse. Nous n’avons pas l’intention de vous supprimer
comme vous l’avez fait pour plus de la moitié de la diversité animale
qui peuplait jadis votre terre. Cependant, il nous faudra choisir
rapidement entre trois ou quatre destinations, dont la vôtre. Notre
conseil se réunira pour prendre sa décision à la fin des trois ou
quatre parties que nous allons engager avec nos destinations probables.
Dans un rayon de quatre à cinq
de vos parsecs, nous lançons avec nos destinataires trois ou quatre
parties d’échecs simultanées. Ce jeu qui vient chez vous du Shatranj
hindou n’a pas fleuri seul dans l’esprit d’un homme, mais son origine,
tout comme les premières briques de bactéries apportées sur votre
sol par les comètes et les astéroïdes, vient d’un espace lointain.
Nos voyageurs galactiques l’ont répandu sous différentes formes
et à différents stades de l’évolution des espèces belliqueuses.
Leurs règles ont été suggérées à leurs auteurs par des rêves instillés
par nos explorateurs; elles ont ensuite suivi vos propres routes.
Nous pensions alors que ce jeu de la guerre vous dissuaderait de
la faire pour un oui ou pour un non, puisqu’il transitait alors
par toutes les cours des aires civilisées; sièges de tous les pouvoirs
sur les autres créatures et qu’il finirait, à notre sens, par abreuver
l’inextinguible soif de conquête de vos seigneurs. Nous nous sommes
trompés. Il n’en est devenu le plus souvent que le funeste et arrogant
symbole...
Puisque chacun de vos coups
mettra environ vingt de vos années à nous parvenir, nous vous proposons
une séquence, selon vos règles internationales en vigueur aujourd’hui.
Nous vous laissons le trait et nous vous faisons don du pion a7(1).
A vous d’en profiter. 1.e4 c5 2.Cf3 d6 3.d4 cxd4 4.Cxd4 Cf6 5.Cc3
g6. Cette suite de coups que vous avez dénommée à juste titre “la
variante du dragon” vous permet d’économiser deux siècles de réflexion.
Vous pouvez bien entendu faire tourner vos super-calculateurs et
mettre à contribution la science et l’intuition de vos plus grands
champions. L’ego de M. Kasparov serait sans doute flatté de travailler
au succès lointain de la première rencontre avérée entre l’être
humain et des créatures “extra-terrestres” selon vos propres dires.
C’est à souhaiter, afin que votre anthropocentrisme exacerbé diminue
et cesse de créer des ravages.
Voici l’enjeu pour vous de cette
partie : si vous perdez, nous tournerons notre attention vers d’autres
mondes afin d’y cohabiter et d’y apporter notre savoir et notre
sagesse et nous vous laisserons à vos folies mortifères.
Si vous faites match nul, nous nous contenterons d’une communication
lointaine, ponctuelle, circonspecte et méfiante. Si vous gagnez
la partie, alors nous vous choisirons comme terre d’élection et
nous vous aiderons à fonder les prémisses d’une exploitation raisonnée
des ressources de votre système
solaire, afin d’y développer la biodiversité qui caractérise encore
aujourd’hui toutes les constellations non barbares de notre galaxie.
Cette nouvelle “Renaissance”
pour vous passera par la mise en place d’une vraie démocratie, d’une
véritable répartition des richesses et par la mise en oeuvre d’une
éducation
et
d’une écologie citoyenne et universelle. Nous serons les garants
de ces objectifs auxquels il faudra vous plier sous peine de disparaître.
Vous n’avez pas le choix car vous n’êtes à l’échelle cosmique qu’une
espèce de passage. Soyez donc plus humbles et plus responsables.
Ne
détruisez pas en quelques heures de notre temps ce que l’univers
aura mis des milliards d’années du vôtre à construire.
Nous vous souhaitons une bonne
réception de ce message de paix, et maintenant
que
vos radio-télescopes s’apprêtent à nous localiser : oui, nous sommes
bien sur cette “exoplanète”, invisible encore à vos petits yeux
de taupes technologiques, qui gravite autour de l’étoile que vous
nommez Epsilon Eridani dans la constellation d’Eridan.
Nous connaissons les secrets
de la lumière, du son, et de la matière que vous dites “sombre”
mais qui pour nous n’est plus opaque depuis bien longtemps. Nous
pourrions également vous neutraliser très facilement, mais cela
serait si contraire à notre éthique que cette idée est pour nous
une abomination. Prenez très au sérieux notre défi; proposez-nous
en retour une suite de coups si vous le souhaitez et travaillez dès à présent aux valeurs de paix
qu’ont semées toutes les civilisations de bonne volonté à travers
la galaxie et l’univers. Mettez du sens et du poids dans l’adjectif
“universel” que vous utilisez le plus souvent d’une manière réductrice.
Et à très bientôt de vos nouvelles ( l’humour
aussi peut être universel !).
Les locataires d’Eridan.”
Le message arriva si clairement
dans les grandes oreilles du programme méga-séti, sans codage aucun
et directement traduisible en anglais courant que l’on crût d’abord
à un canular. Il fallut pourtant, après de multiples vérifications,
se rendre à l’évidence; la preuve était faite en cette année 2007
que les humains n’étaient plus les seules créatures intelligentes
de l’univers et qu’il conviendrait même dorénavant d’en rabattre,
avant d’en découdre.
La partie ne dura que cinq cents
années terrestres; elle ne
put s’achever. En 2507, La folie destructrice de l’espèce humaine
l’avait emportée sur sa raison. Un cataclysme bactériologique mit
fin à ce qui aurait pu être sans doute la plus belle partie de l’histoire
de l’humanité, compte tenu de l’enjeu. Il semblait que les noirs
aient de sérieuses compensations pour le pion a7 donné : la colonne
“a” ouverte compensait largement son absence, et, tout comme dans
le gambit Benko(2), la conjonction
avec le fou-dragon en g7 rendait la position blanche délicate :
les noirs exerçaient une pression positionnelle durable sur le jeu
blanc, à l’aile-dame. On ne voyait pas d’attaque se dessiner sur
l’autre aile afin de la contrebalancer, les humains ayant choisi
prudemment le petit roque, effrayés par la colonne “a” béante.
La partie aurait sans doute été perdue par les humains, qui,
malgré Kasparov à ses débuts, puis les super-calculateurs et tous
les androïdes inventés après, auraient été livrés en pâture à leur
destin funeste d’espèce prédatrice. N’ayons donc aucun regret pour
elle.
Le règne des insectes allait commencer
sur terre, et d’ici quelques millénaires de notre temps,
les locataires de la constellation d’Eridan pourraient venir en
toute quiétude s’y installer : les colonies de termites blanches
et de fourmis noires n’y verraient aucun inconvénient.
____________
(1)
C’est le principe de la partie dite “à avantage” : le joueur présumé
le plus fort joue avec un handicap : le trait, un pion, une pièce,
etc. On se souviendra de la célèbre formule du premier champion
officiel de l’histoire du jeu : W. Steinitz qui aurait défié dieu
en ces termes à la fin de sa vie : “ Je rends un pion à Dieu, je
le défie et je gagne la partie car je suis Wilhem Steinitz !”
(2)
1.d4 Cf6 2.c4 c5 3.d5 b5 ; célèbre gambit du nom du non moins célèbre
Pal Benko.
|
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5. Sacrifices
de dames
Je m’appelle Fourniquer(1). J’ai (d)efrayé
il y a peu de temps la chronique pour une série de meurtres pour lesquels on m’a sous-estimé. D’autres dames
ont été prises; ils ne savent pas tout; des jeunes ou des moins
jeunes, des maigres,
des grosses, des jolies,
des moches ; des blanches ou des noires ; peu
m’importe. Qu’allaient-elles faire seules sur ma route ?
Ne savaient-elles pas qu’on ne s’aventure pas sans préparation préalable
? qu’il y a un grand risque de se faire attaquer et prendre lorsqu’on
est loin de son camp, aventurée dans ma position ? Qu’ont-elles
appris de leurs maîtres ? Pourquoi cette imprudence, cette provocation
? Pourquoi se trouvaient-elles là où elles me mettaient en demeure
de les éliminer ?
Comment
un fou comme moi pourrait-il contrôler ses pulsions de capture en
présence de dames aussi naïves et inexpérimentées ?
Ils ne m’ont pas soigné quand j’étais en
prison pour exhibitionnisme, viols et pédophilie ; j’ai pu faire
parler cet imbécile de Jean-Pierre(2) qui partageait ma cellule.
J’en suis ressorti et j’ai pu mettre la main sur le butin du “gang
des postiches” qui m’a permis d’acheter un petit château(3) à Donchéry
dans lequel j’ai enfermé(4) mon épouse Monique, bien à l’abri des
menaces extérieures. Lorsqu’ils m’ont pris, ils sont tombés sur
mon carnet de partouzes, là où j’inscris certains de mes coups.
Ils ont étalé tout cela dans la presse à sensations, sans aucune
pudeur pour les victimes et leurs proches :
“Isabelle Laville, 17 ans, disparue le
11 décembre 1987 à Auxerre ; Marie-Angèle Domèce, disparue le 8
juillet 1988 ; Fabienne Leroy,
d’une vingtaine d’années, disparue en août 1988 près de Mourmelon
; Jeanne-Marie Desramault, 22 ans, disparue à Saint-Servais (Namur)
le 20 décembre 1989 ; Natacha Danais,13 ans, disparue vers le 20
novembre 1990 à Rezé, au sud de Nantes et dont le corps a été retrouvé
poignardé sur une plage de Vendée le 24 novembre 1990 ;
Farida Hamiche, compagne de Jean-Pierre Hellegouarche, ancien
co-détenu de l’assassin qu’il affirme avoir tué pour une question
d’argent et avoir enterrée près de Rambouillet ; Céline Saison,
18 ans, disparue le 16 mai 2000 à Charleville-Mézières et dont le
corps a été découvert le 22 juillet de la même année dans un bois
de Sugny (Belgique), le 1er mars 2002 ; Mananya Thumpong,
13 ans, disparue le 5 mai 2001 à Sedan et dont le corps a été retrouvé
dans un bois de Nollevaux (Belgique), le 1er mars 2002...”
Il y en a des tas d’autres ! dans des trous,
dans les bois; hors-jeu ! leur liste est assez incomplète ! Monique
m’aidait bien à chasser dans ma camionnette, mon cheval de Troie,
puis à rabattre et porter les corps raides et morts quand c’était
fini. Nous formions un couple efficace. Elle était courageuse ;
et je lui laissais regarder le jeu de la mise à mort dans le miroir
de la pièce d’à côté d’où elle entendait les supplications inutiles
des vierges à déflorer et à étrangler. Cela décuplait mon plaisir
et le sien qu’elle assiste au sacrifice des jeunes dames. Et puis,
elle a eu peur et elle m’a dénoncé. Je ne lui en veux pas; elle
est la seule femme, hormis ma mère entendu, que j’ai réellement
aimée.
_____________
(1)Toute
ressemblance avec le joueur d’échecs et assassin Fourniret serait
volontaire et non fortuite.
(2)
Hellegouarche
(3)
A Sautou
(4)
Personne ne voyait jamais Monique qui vivait sous l’emprise totale
et la fascination morbide pour son époux.
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6. Partie
remise
1.e4 : Tendu et livide, l’Irlandais
John Mac Ecat. Il s’aventure dans la nuit noire, il est 23h50 ;
il sait qu’il va lui falloir attendre longtemps dans cette position
et guetter sa cible, en étant à l’affût, solide et vigilant. Il
espère que les renforts ne vont pas tarder ; le combat va être rude.
Il est comme l’éclaireur et le fer de lance de son gang. En face,
les Siciliens s’organisent.
1. ...c5 : A deux blocs d’immeubles
de là, de l’autre côté de l’avenue à l’ouest, tout aussi tendu,
mais sombre comme ses cheveux de corbeau que la gomina fait reluire
sous les reflets de la pleine lune, le Sicilien de Palerme, Rico
Alcinco, vient de se poster : il est 23h52.
Les
deux jeunots s’observent sans bruit, comme des félins. Leurs couteaux
sont rétractiles; les vieux de la Camora veulent l’emprise sur le
quartier ; les Irlandais vont se battre pour maintenir leur voyoucratie
locale ; leur chef O’Killy(1) s’en porte garant. Cela promet une
partie serrée mais sanglante. Nous sommes à Boston en 1970 et la
baston n’a pas encore commencé.
2.Cf3 : Une Chevrolet blanche vient
se garer à droite, derrière Mc Ecat. A l’intérieur, Fitzpatrick
“le remuant” s’apprête à bondir dès qu’il le faudra ; il ne coupe
pas le moteur. Minuit, l’heure “du crime”, vient de sonner.
2. ...Cc6 : A son tour, un cabriolet
noir se gare presque en silence juste derrière Rico, dans la petite
rue perpendiculaire à la grande avenue qui va devenir bientôt le
théâtre des premiers échanges. Il est 0h02, tout est étrangement
calme.
3. d4
cxd4 4.Cxd4 Cxd4 5.Dxd4
: Le compagnon de Mc Ecat, Doyle le rouquin, vient provoquer Rico,
il est au contact ; les lames d’acier luisent sous la lune. Rico
prend le dessus sur Doyle ; il est renversé par la chevrolet blanche
de Fitz Patrick, elle-même prise en chasse par le cabriolet noir.
Dolly la rouquine, qui s’est imposée dans le gang des Irlandais
comme la tigresse du boss et son adjointe, arrive sur les lieux
. Elle nettoie la place : “Quelle différence y-a-t-il entre le sang
sicilien et le sang irlandais ?” se dit-elle, tout en rechargeant
son magnum. Elle ajuste la chevrolet noire qui fonce sur elle et
fait exploser la tête de son pilote ; elle répond alors : “le sang
des bouffeurs de spaghetti se répand plus facilement”. Il sort de
lui-même de l’air de jeu, en allant s’écraser et disparaître derrière
un parapet sans importance pour notre récit. Cette séquence n’a
duré que quelques minutes. La guerre des gangs peut continuer.
5. ...Dc7 : Va t’on assister à un règlement
de comptes entre femmes ? La
Donna Calabresa vient d’apparaître
de l’autre côté de l’avenue, un peu en retrait de l’endroit stratégique
et névralgique où se trouvait son fils Rico. Comme une louve blessée
à mort, elle hurle sa colère et son désespoir. Déjà parée pour le
deuil d’un long fourreau noir, assoiffée de vengeance, elle se tient
prête à la riposte, le flingue chaud dans sa main crispée et moite.
6.Fc4 : Bishop l’impétueux vient se
placer tout près de Dolly. Son idole est le joker
joué
par J. Nicholson dans les films de Batman. Comme lui, il apporte
dans le gang sa folie et l’incongruité de son comportement peut
toujours surprendre l’adversaire.
6. ...e6 : Rocco avance à son tour
d’un pas dans la nuit noire ; il couvre le boss, réfugié à l’arrière
et qui observe tout cela sans broncher, assis tranquillement dans
son fauteuil aux accoudoirs confortables.
C’est à ce moment là que les quatre
guetteurs, véritables tours de contrôle, postés aux angles du carré
de béton à l’intérieur duquel devait continuer la boucherie, donnent
l’alerte : les cops arrivent de toutes parts pour cerner le quartier.
Il faut décamper en vitesse. Il est 0h23.
La
partie est remise : l’honneur sauf : deux morts partout ; personne n’a perdu, pour le moment...
___________
(1) Une allusion discrète au GMI Albéric O’Kelly
de Galway qui fut, lui, un gentleman des échecs !
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7. L’automate
du malaise
J’ai été “inventé” en 1769, par le
baron Kempelen, “gentilhomme de Presbourg”, en Hongrie. Je fus ensuite
vendu à mon maître actuel, M. Maelzel, qui m’a exposé, à son plus
grand profit, dans la plupart des villes d’Europe et des Etats-Unis.
Partout, j’ai excité la plus vive curiosité, et de nombreuses tentatives
ont été faites pour pénétrer le “mystère” de mes mouvements.
C’est toujours la même routine.
Quand mon maître commence à ouvrir la porte 1 de ma caisse, je dois
sans bruit me réfugier derrière la porte 2. La galerie ne voit que
roues et pignons mécaniques ; je l’entends pousser des grands “hoooo
!!” admiratifs. Lorsqu’il approche la bougie puis ouvre les compartiments
2 et 3, puis accomplit ses tours de passe-passe visuels grâce aux
jeux de miroirs qui tapissent ma structure interne, je grimpe dans
le costume rigide de mon Turc. L’assistance médusée n’y voit que
du feu, des roues et des pignons ou autres parties mécaniques, si
bien que l’opinion la plus communément admise est que je ne suis
qu’une machine à jouer aux échecs, sans aucune trace d’intervention
humaine.
J’ai fini moi-même par admettre cette
idée. Ma non-existence aux yeux des autres a fini par devenir mon
statut à mes propres yeux. Je me suis auto-maté. Aussi, suis-je
resté dans l’ombre toutes ces années, ne recherchant que le coup
le plus juste sur l’échiquier, comme une vengeance réclamée par
l’indignité de ma condition fantomatique. A travers la poitrine de l’automate,
grâce aux bougies du maître, je peux me concentrer sur la partie
et manoeuvrer son bras gauche et ses doigts pour saisir et déplacer
les pièces. Je suis son âme, puisque j’ai perdu la mienne et mon
identité, lorsque j’ai accepté les termes de cette monumentale supercherie.
J’ai remplacé Schlumberger(1) à sa mort et pour ne pas éveiller
les soupçons, je dois vivre dans une malle, fort confortable au
demeurant, à lire et étudier la littérature échiquéenne, quand je
ne suis pas dans le corps de l’automate, de sorte que personne ne
me voie dans l’entourage de M. Maelzel, entre les exhibitions.
Lorsque j’ai perdu contre le grand
Philidor(2), en 1793, au café Procope, le maître m’a tant battu
que j’ai cru mourir. Lorsque j’ai battu le jeune Bonaparte en 1809
à Vienne, il ne m’a pas même
remercié. Je suis de constitution fragile : un “lilliputien”, comme
ils disent. Si mon cerveau est plutôt bien organisé pour jouer aux
échecs, qui voudrait de moi autrement que comme mascotte, animal
de foire ou de compagnie ? Je suis trop faible et trop asocial pour
mener une existence ordinaire et autonome. Je me suis donc habitué,
pendant toutes ces années, à n’être que le faire valoir et le bouc
émissaire de mon maître.
Aujourd’hui, au soir de ma vie,
je vais enfin me libérer de cette servitude, par le feu, grâce à
ces bougies qui auront permis à mon esprit de ne pas sombrer, hélas,
plus tôt, dans une folie destructrice qui m’aurait préservé de la
passion pour le jeu des échecs.
Aujourd’hui, mon ancien maître
est mort, mais mes souffrances n’ont pas cessé depuis que son frère
Leonhard, mon nouveau maître, a repris l’affaire autrefois juteuse
du Turc. Qui plus est, depuis qu’un écrivain américain a écrit sur
moi une nouvelle en 1835, plus personne, dans les cours des pays
civilisés, ne croit à la “magie” du Turc. Nous nous produisons dans
la boue, sur des foires populeuses et minables où l’on nous jette
quelques sous par pitié.
Il est grand temps de mettre feu à
tout cela.(3)
___________
(1)
Tout ceci est raconté en détail dans “l’automate de Maelzel”, Histoires
grotesques et sérieuses, E. A Poe, traduit par Baudelaire, en
1835. Notre anti-héros a remplacé un premier homme de petite taille
qui se cachait dans l’automate.
(2)
François André Danican Philidor qui fut, outre
un remarquable compositeur, le plus grand joueur et théoricien
d’échecs du XVIIIème siècle.
(3)
On sait que l’automate fut détruit dans un incendie ; on en connaît
maintenant la cause.
|
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8. Au club
J’arrivai en retard ce soir-là et je
pus contempler et méditer devant la jolie rangée très balzacienne
de mes collègues déjà attablés. Au premier plan :
le
sympathique, seul pour le moment, en attente d’un adversaire qui
ne saurait tarder.
“On en fait une petite ?”
Edmond commençait invariablement son
invitation à jouer en ces termes chaleureux, quelque soit l’adversaire
du jour. Retraité de la marine marchande, il avait gardé dans les
yeux toutes les étoiles des cieux sous lesquels ses bateaux avaient
écumé les océans. On retrouvait cette propension au voyage dans
son style lunatique et dans les mouvements de ses pièces. Lorsqu’il
se retrouvait ballotté par la forte houle adverse, il gardait son
sang-froid et son fair-play de gentleman. Le résultat lui importait
moins que la navigation elle-même sur les océans infinis de l’échiquier(1).
C’est avec la fraîcheur d’un enfant de plus de soixante ans qu’il
aimait à analyser la partie autour d’un café ou d’une bière. Macao
et Valparaiso tempéraient par leur puissance évocatrice le remake
souvent rébarbatif de l’analyse post-mortem(2). Ni prétention, ni
vanité, ni rancoeur; rien qui put froisser l’adversaire le plus
souvent victorieux . Il reconnaissait volontiers ses erreurs, le
plus souvent avec son humour maritime inimitable : “J’étais en cale
sèche” ou “j’ai fait une grosse bourde à la machine !”
Fidèle au poste le dimanche avec l’équipe,
égal à lui-même dans la victoire comme dans la défaite, modèle de
courtoisie bonhomme et de sociabilité, il reste dans mon coeur et
dans ma mémoire comme l’exemple d’un homme profondément gentil,
disponible et attachant.
A ses côtés, les deux notables, fumant pipe et cigare.
Le psychiatre et l’entrepreneur en pneumatiques
arrivaient invariablement tard, autour de 21h30. Fatigués par leur
dure journée de labeur et leurs ennuis conjugaux, ils s’asseyaient
l’un en face de l’autre et entamaient l’une de ces parties sans
enjeu dont la qualité des coups compte bien moins que le délassement
qu’elle procure. Ces “joueurs de café”(3) préféraient d’ailleurs
l’ambiance fumeuse et agitée du “café de Paris” où le club fit un
moment escale pour une vaine tentative de démocratisation d’une
activité jugée à priori bien trop sérieuse et cérébrale par une
population rétive aux cénacles ou cercles d’échecs de compétition.
Ils y buvaient quelques demis anesthésiants
et leur ouverture de prédilection, assez pâteuse au demeurant, le
système Colle(4), n’eut pour tout effet que de coller leurs pièces
à leurs starting-blocks et de peu à peu les décourager de la compétition
dont ils avaient du mal à gérer le stress et à réguler les montées
d’adrénaline qu’elle procurait.
Personnages forts sympathiques, gentleman-farmer
désuet pour l’un, allure de cow-boy texan pour l’autre, mais sans
l’arrogance ni la stupidité d’un G. Bush, ils furent un temps trop
court des figures emblématiques de notre club provincial.
Un rang plus loin, le Président, plongé
dans une obscure comptabilité et qui s’empressa comme à son habitude
de la quitter afin de venir vers moi pour ponctuer chacune de ses
apparitions par son traditionnel “ formidable” qu’il employait à
tout propos et surtout à propos de rien.
Chaque club a le sien, charismatique, généreux
et autoritaire. Jean, le nôtre, était un ancien adjudant-chef. J’étais
alors trop jeune pour n’être autre chose qu’un antimilitariste primaire
et j’éprouvais les plus grandes difficultés à supporter ce fonctionnaire
zélé qui me donnait l’impression de brasser davantage de vent que
d’idées. Faible joueur reconverti assez vite dans la présidence
de notre association, il avait réellement à coeur le développement
de notre jeu et dépensait sans compter cette énergie fébrile qui
le caractérisait. Faute d’avoir pu constituer un bureau, il s’était
arrogé tous les pouvoirs décisionnels, ce qui flattait son ego militaire
et arrangeait tous les membres du club, déchargés ainsi de pesantes
démarches de gestionnaires ou des obligations d’assemblées ponctuelles
avec les instances de la ligue des échecs(5). Lors de mon premier
championnat départemental en 1980, je m’étais étonné d’avoir à jouer
à trois reprises contre le même adversaire(6), mais d’un autre côté,
ce mini-match flattait mon ego de compétiteur ainsi que celui de
mon illustre adversaire(7).
Cette
aberration organisationnelle m’avait permis de disputer une partie
de presque huit heures qui m’aguerrirait pour la suite de mon parcours
dans le petit monde des échecs du département de l’Indre et de la
région Centre-Val de Loire !
Seuls, dans un coin de la salle, penchés
sur des livres et faisant tournoyer rapidement les pièces en silence
: les possédés.
Plongés dans les manuels techniques en
attendant le commun des mortels, affûtant stratégies, tactique et
finales, calculant leur dernière perf.(8) dans l’open international
auquel ils viennent de participer, les joueurs passionnés de première
catégorie(9) ont un abord le plus souvent désagréable. Sont-ils
hautains ou tout simplement déconnectés des vicissitudes du réel
? Ils sont comme des cygnes dans la mare aux canards et rêvent aux
albatros(10) dont les noms ont des consonances slaves. Ils n’en
n’ont eux-mêmes parfois hélas que les prénoms :
Stanislas, Dimitri, Rodolphe...
Ratés plus ou moins magnifiques, vivant
chichement d’expédients divers, ils sont restés fidèles à leurs
marottes là ou d’autres y ont partiellement renoncé pour des occupations
plus ordinaires et plus ou moins structurantes que l’on regroupe
généralement sous le terme générique de “travail”. Ils peuvent nous
soumettre des études(11) alors qu’ils ont depuis longtemps trouvé
la solution, puis nous donner la clé, sous nos yeux effarés par
tant d’harmonie, de beauté, et de pédagogie. Ils savent être au
mieux éloquents, lorsqu’ils communiquent leur passion ; ils peuvent
alors devenir d’excellents animateurs et monter à partir de rien
de véritables infrastructures échiquéennes(12). Au pire, ils prennent
la grosse tête, s’enferment dans des cénacles de spécialistes où
ils consument leur temps et leur belle jeunesse à la poursuite d’une
gloire improbable, courant après les cachetons minables dans les
opens de parties semi-rapides du dimanche à Pétaouchnock, ou encore
après la première norme de maître international qui leur donnera
l’illusion perverse de pouvoir se faire un nom dans ce monde ingrat
de professionnels où seuls quelques élus très talentueux et assez
sponsorisés pourront vivre de leur art(13).
Seule également, délaissée pour le moment
et attendant, gênée, un adversaire,
la femme du club, mi égérie, mi potiche.
Lorsqu’il arrive que l’une d’entre elles
apparaisse dans cet univers trop masculin, elle fait l’objet d’une
attention, voire d’une convoitise toute particulière. Certaines
ont été à juste titre si choquées par la rudesse de l’accueil et
le manque de courtoisie(14) qu’elles ne sont pas restées longtemps
au club. Si l’on en croit N. Engel et J. Dextreit(15), cela s’explique
par la psychologie basique du mâle jouant aux échecs : il utilise
la Dame pour terrasser le Roi adverse. Il lui faut donc jouer contre
un adversaire du même sexe, et il est très gêné de se retrouver
face à une personne féminine qui brouille ses pulsions freudiennes.
Celle-ci ne devient alors qu’un objet à conquérir ou à dégrader
afin de s’approprier le roi adverse qui continue à symboliser le
père. Ces “brèves de comptoir” de l’inconscient fonctionnent assez
bien dans une approche sociologique du petit club de province, et
de ses rites. En revanche, si l’on observe les grands clubs où la
présence du sexe féminin est quantitativement et qualitativement
plus importante, on constate que les joueuses sont toujours plus
jolies et exhibitionnistes. Elles jouent de tout leur pouvoir de
séduction(16) pour s’assurer une emprise sur la gent masculine,
ce qui est narcissiquement valorisant pour elles et vient compenser
la phallocratie encore bien répandue dans le milieu des échecs,
même au plus haut niveau(17).Ces “amazones” de l’échiquier gagnent
alors en légitimité leur place au sein de la communauté du club
par une sorte de virilisation paradoxale de leur personne, qui agit
plus ou moins consciemment sur l’esprit de leurs homologues masculins
et leur impose un respect mâtiné d’un désir plus ou moins coupable…
Avec la parité et la démocratisation du jeu, il y a fort à parier
que tout cela change et tant mieux, mais il y faudra quelques décennies.
Deux jeunes étaient là ce soir, n’ayant
pas classe le lendemain, et jouaient une partie débridée et bruyante
sous les “chuuuut” tonitruants de leurs aînés, mais les enfants
viennent plutôt au club les samedis après-midi.
Les jeunes joueurs sont presque tous
les mêmes : ils sortent leur Dame le plus tôt possible, essayent
de mater l’autre en f7(18) et ne peuvent s’empêcher de jouer avant
d’avoir réfléchi. Ils rigolent bruyamment, font la revanche dans
la foulée de la partie gagnée ou perdue, et sont fatigués au bout
d’une demie-heure, ce qui est normal. Ils sont avides de problèmes
sur l’échiquier mural(19), croient toujours avoir la solution à
peine les pièces installées, et sont toujours impatients de trouver
celle du prochain problème. Il arrive cependant parfois que l’on
trouve un tout petit joueur très concentré sur ce qu’il fait. Il
a sept ou huit ans et pourtant déjà toutes les postures d’un grand
champion des échecs. Il pleure lorsqu’il perd, et la défaite devient
pour lui très vite assez rare au club où il fait figure d’épouvantail.
Parents qui avez en charge un tel phénomène, fuyez le club en emportant
votre marmot ! Ce sont des années de sacrifices qu’il vous faudra
faire si vous acceptez de développer chez lui ce talent chronophage,
menaçant pour son équilibre de petit garçon(20), même s’il sera valorisant voire un jour lucratif
sur vos vieux jours. Pensez à son bonheur ! Il vaut mieux que vos
fantasmes de réussite et de gloire.
_____________
(1)
En référence à Pierre Mc Orlan : “Il y a davantage d’aventures sur
un échiquier que sur toutes les mers du globe”.
(2)
Après une partie de compétition, les joueurs reviennent sur les
coups joués, “analysent” la partie sur ce qui aurait pu ou aurait
dû être joué.
(3)
Cette expression plutôt péjorative a été utilisée à l’origine par
des grands-maîtres pour qualifier de manière péjorative le faible
niveau de leur(s) adversaire(s) ou des joueurs non professionnels
; on se souviendra que Botwinnik lui-même l’avait employée pour
qualifier le style fantasque de M. Tahl, aux brillants et parfois
incorrects sacrifices. Cela n’avait pas empêché ce dernier de l’emporter
sur l’ex-champion du monde au début des années 1960.
(4)
Cette ouverture est jugée peu ambitieuse car elle enferme délibérément
le Fc1 en début de partie derrière les pions c3 d4 e3. Elle est
néanmoins solide et permet d’éviter de lourdes préparations théoriques
sur des ouvertures plus canoniques.
(5)
En France, la ligue représente une région académique. La ligue du
Centre est donc composée de six comités départementaux qui administrent
au plan local les 6 départements du Centre-Val
de Loire.
(6)
C’est normalement impossible dans le cadre d’un open avec “système
suisse” d’appariement, où chaque joueur
ne peut rencontrer un autre qu’une seule fois.
(7)
Jean-Pierre avait réussi à faire match
nul en parties simultanées contre le grand champion Tigran
Petrossian, en 1966, alors que ce dernier était champion du monde.
(8)
Il s’agit d’un calcul qui prend en compte le pourcentage de points
réalisés contre la moyenne elo de ses adversaires : On parle de
“performance elo” et celle-ci entraîne des fluctuations sur le classement
individuel du joueur de compétition, selon qu’elle est négative
ou positive.
(9)
Ce sont les joueurs classés à plus de 2000 elo. Seuil estimé d’un “très bon niveau” au sein du club dont ils constituent
l’élite, toute évaluation étant relative par ailleurs.
(10)
Allusion au poème de Baudelaire dont on se souvient du vers suivant
: “Ses ailes de géant l’empêchent de marcher”.
(11)
Les “études” sont un type de problèmes dont la composition est le
fruit d’auteurs que l’on nomme “problémistes” : elles mettent en
valeur l’esthétique des échecs, la complexité et l’aspect paradoxal
du jeu. Les positions ne sont pas tirées de parties de compétition.
Les “clés” des solutions sont le plus souvent magnifiques et inattendues.
(12)
C’est le cas d’un ancien joueur de Châteauroux, parti à St-Lô, avec
le succès que l’on connaît dans la monde des échecs, succès dû à
sa volonté, son talent, et son travail.
(13)
La France comporte aujourd’hui une cinquantaine de grands-maîtres
ou “G-M-I” mais seuls cinq
ou six d’entre eux vivent assez confortablement des échecs, en tant
que compétiteurs. Pour l’immense majorité des autres, il faut donner
des cours ou avoir, comme pour les écrivains, un autre métier pour
pouvoir vivre décemment.
(14)
La Dame est appelée “salope” par
des joueurs peu scrupuleux en présence de la joueuse qui débarque,
par exemple.
(15)
Jeu d’échecs et sciences humaines, Payot, 1978.
(16) Cf. aller visiter les sites internet d’Alexandra
Kosteniuk ou de Szuza Polgar.
(17)
La présence de Judit Polgar dans les tournois du top 20 ces dix
dernières années a suscité bien des commentaires et pas toujours
des plus agréables pour la jeune femme qui s’est plainte parfois
du machisme ambiant de ses collègues. ( cf. interview
donnée dans la revue Europe Echecs ).
(18)
Il s’agit du fameux et prétentieux “mat du berger”.
(19)
Outil pédagogique servant dans le cadre scolaire ou celui des clubs
à l’enseignement des échecs. Il s’agit d’un échiquier magnétique
de grand format.
(20) Récemment, Gata Kamsky, génie précoce parmi
tant d’autres de nos jours, expliquait lors d’une interview à la
revue Europe-Echecs qu’il avait dû arrêter de jouer très jeune tellement
il était devenu “une machine à jouer aux échecs”.
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9. « Il
faut cultiver notre jardin » (1)
A Frédo,
Nous aussi, c’est avec toute la candeur
et la hargne de nos dix-sept ans que nous nous sommes jetés dans
le monde, tête la première. Nous fuyions l’ombre grise d’un avenir
trop tracé. Nous savions pourtant que ce monde n’était pas “le meilleur
des mondes possibles”.
Mais
Boudu, Kérouac et Lavilliers(2) nous avaient précédés, et nous ignorions
encore que tant de SDF allaient nous suivre.
L’épopée tourna court : le froid de l’hiver
madrilène nous conduisit du Prado (3) à la soupe populaire d’un
hospice de vieillards. Nous goûtâmes, city (4), les paradis artificiels
de ta jeunesse désoeuvrée. Quelques pétards et le giron d’une mamma
espagnole de substitution achevèrent de nous anesthésier. La symphonie
africaine fantasmée (5) se dilua à Oujda dans une banale fugue d’adolescents
apeurés par leur propre inanité et le principe de réalité d’un monde
quadrillé contre les rêves. Si l’aventure était encore possible,
c’était dans des “tour opérator” ou des “treks pour bobos”, que
l’on voyait passer, en route pour Tamanrasset, chargés de bidons
d’essence et de cartes de crédit. Trop jeunes pour être un Lacarrière
et un Lanzmann (6), un Stanley et un Livingstone, mais assez naïfs
pour être un Laurel et un Hardy.
Trop peu de mots dans la tête pour en dépeindre
et en peindre le monde parcouru avec la lenteur, la précision, la
gourmandise, l’extase et l’émerveillement des poètes ou des philosophes
itinérants. Trop peu de sagesse, de maturité pour éviter d’être
ballotés au fil des rencontres probables et stéréotypées, de la
gare à la route, de la route à la station de métro : “teneis diez
pesetas para el metro por favor ?”; “TENEIS DIEZ PESETAS PARA EL
METRO POR FAVOR !” de la station à une mendicité décervelante, et
déjà aux contrôles de police la nuit, sur les collines d’Algeciras,
aux portes de l’Afrique. Trop peu pour tracer un chemin initiatique
qui serait autre qu’un chemin de croix.
Trop
peu mais assez pour se convaincre de la nécessité de trouver un
cadre, une structure, puis
piteusement admettre l’aporie d’un retour certes difficile pour
l’amour-propre, mais nécessaire pour la lente maturation d’un devenir.
Après avoir goûté amèrement à l’inconnu et aux mésaventures, à un
semblant d’Aventure, nous nous sommes aliénés au monde de l’oisiveté
chez papa, maman, ou copain, copine, ou à celui du travail déqualifié,
en Allemagne puis en France. Ce monde- ci n’était guère plus reluisant
que l’autre : on perdait
vite sa jeunesse à fabriquer toute la journée des palettes de bois
au pistolet pneumatique. On était rentré si moulus la première journée
qu’il nous avait été impossible d’y retourner la deuxième, perdant
pourtant une bonne occasion de renoncer à nos velléités de révolte
adolescente et de quête existentielle.
Nos chemins se sont alors peu à peu
séparés ; chacun s’est mis à cultiver son jardin, vaille que vaille,
tant bien que mal. Le mien tenait sur un carré de soixante-quatre
cases. J’essayais d’y faire pousser des Dames sur les première ou
huitième traverse (7).
Cette culture continue encore à m’occuper
aujourd’hui, presque trente ans après.
_____________
(1) C’est la célèbre dernière réplique de Candide,
conte philosophique de Voltaire.
(2)
Tous trois ont en commun d’avoir exalté l’appel de la route.
(3)
Musée célèbre pour sa collection de Velasquez et de Goya, entre
autres peintres célèbres.
(4)
Allusion à la ville noire de Gotham-City dans Batman.
(5) L’Afrique était l’objectif initial de nos deux
aventuriers candides.
(6)
Célèbres écrivains nomades.
(7)
Le pion arrivé à promotion ou à
maturation, pour filer la métaphore, se transforme généralement
en Dame.
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10. En hommage
à Borges (1)
Le jeune homme s’est assis à sa table
de travail. Il a décidé qu’il ne la quitterait pas avant d’avoir
écrit deux sonnets (sommets) échiquéens, en vers acrostiches. C’est
la terrible et belle contrainte qu’il s’impose : elle est redoutable,
ambitieuse. Les deux sonnets de Borges sont une merveille d’équilibre
formaliste en langue espagnole (2) Que pourrait-il faire de mieux
? Il s’est préparé deux litres de thé, dispose de quelques biscuits
pour pallier à une éventuelle fringale. Rien ni personne ne doit
le déranger. Plutôt mourir que de faillir dans cette tâche qu’il
s’est assignée au nom d’une intrinsèque nécessité d’écrire : fixer
ce qui remue en lui depuis tant d’années. Il ressemble à cette allégorie
célèbre du poète Romantique peinte par Paul Cezanne (3) : une lucarne
sale, une table encombrée de quelques livres empilés, un dictionnaire,
une grammaire, une paillasse monastique, une chaise sur laquelle
il se tient courbé, prêt à bondir sur la page toujours blanche ;
seule la Muse est pour lors improbable. Près de lui, une photo immaculée
de sa mère défilant sur la place de Mai. Son frère est du nombre
des trente mille desaparecidos sous Etchecolatz (4).
Par dégoût du monde et de ce qu’on
appelle “la vie”, lui, Alejandro, s’est réfugié dans la pratique
des échecs et de la poésie. Il fréquente le célèbre club de Buenos-Aires,
où il a eu, plus jeune, le toupet de refuser la nulle offerte par
le grand Miguel Najdorf (5), lors d’une partie simultanée. Il a
fini par la perdre, mais il se souviendra toujours de la poignée
de main du grand-Maître et de ses félicitations respectueuses pour
le courage quelque peu incongru du jeune homme. Son père, français
et absent depuis la “disparition” du fils aîné, lui envoie comme
par remords de l’argent, afin qu’il puisse se livrer à ses deux
passions, sans avoir à trimer par ailleurs.
Grâce à ce père aimé et maudit, Alejandro est parfaitement
bilingue et c’est en français qu’il a décidé de rédiger ses deux
poèmes : qui aurait en effet la prétention de “rivaliser” avec Borges
en utilisant sa propre langue ?
Il est tôt ce matin, anormalement
tôt pour ce fils à papa trop choyé que l’oisiveté menace le plus
souvent de son étreinte alanguissante. C’est un sursaut vital pour
lui qui commence. Il doit se prouver à lui-même qu’il est digne
de la confiance et de l’amour que lui accordent ses parents. Il
a besoin de cette reconnaissance que recherchent tous ceux qui noircissent
des pages dans l’anonymat de leurs réduits. Il lui faudra non seulement
écrire, mais encore publier, pour laisser une trace, comme une empreinte
supplémentaire laissée sur le tableau noir de la postérité. Toutes
ces pensées confuses l’animent d’une vitalité retrouvée, d’un élan
nécessaire alors qu’il commence à écrire son premier quatrain.
Adouber(6) les pièces avant le grand départ,
Jouir du bel ordre intact,
symétrique des armées.
Ecouter leur silence, par lui être charmé
;
Dès lors, pomper le sang que les têtes
accaparent.
Le silence doit faire place à
l’adrénaline. Tous les joueurs de compétition le savent bien. Il
relit attentivement ce qu’il vient d’écrire ; la diérèse sur “pièces”
peut convenir puisque les doigts des joueurs s’attardent méticuleusement
sur leur signifié, afin de les recentrer surs leurs cases de départ.
Lui Alejandro, a choisi l’alexandrin, comme une seconde nature et
parce qu’il est plus facile à manier en français que le pentasyllabique(7)
borgésien. Le premier acrostiche était prédéterminé : “Ajedrez”,
sur les pas de Borges, exprime plutôt dans son premier quatrain
le cadre du calme avant la bataille; il devrait être suivi d’un
déploiement, d’une mise en espace des figurines, tout du moins dans
le deuxième quatrain dont les trois premières lettres sont contraintes
par les règles du sonnet et la nécessité de l’acrostiche. Il faut
combiner poétiquement la verticale et l’horizontale, abscisses et
ordonnées, latitude et longitude, et cela excite considérablement
Alejandro qui retrouve là la géographie spatiale et familière de
l’échiquier lui même.
Alors, Il avale fébrilement une longue
gorgée d’un thé déjà froid avant de se remettre au travail. Il n’entend
rien, pas même cette femme parmi les cris et les pleurs de celles
de la plaza de Mayo, qui défilent en bas de sa chambre de
bonne, située dans les combles d’un immeuble qui donne sur l’avenida
de Mayo, jouxtant la place, où en rangs serrés et dignes, des
centaines de dames blanches brandissent bien haut les photos jaunies
de leurs fils disparus. Il est déjà 9 h et le temps est passé si
vite qu’il ne s’est aperçu de rien.
Rincer le pion e4, le dresser tel un phare
Erigé en guetteur d’harmonie,
altier, mais
Zélateur de la blanche
écume neurosemée.
Blancs battus ; “n’ai-je
pas aboli le hasard ?”
La place accordée au pion e4 (une
phrase étirée sur trois alexandrins) dans ce deuxième quatrain est
proportionnelle à son importance dans l’ouverture aux échecs. Fischer
disait que “ceux qui ne jouent pas 1.e4 sont des poules mouillées”.
Alejandro préfère lui se mouiller, et en pleine mer ! La
métaphore filée de la navigation n’a rien de bien original, pense
Alejandro, mais comment rendre compte de la troisième dimension
cachée du jeu, de celle des variantes, de la profondeur des coups
dont la trace écrite n’est précisément que “l’écume” ? Le jeu de
mot sur les “blancs battus en neige” y participe. Quant à l’allusion
explicite au “coup de dé” de Mallarmé, elle introduit en fin de
quatrain l’idée selon laquelle rien aux échecs ne serait laissé
au hasard. L’acrostiche choisi pour les deux tercets du premier
sonnet restant à écrire est “blancas” car nous allons assister aux
manoeuvres des pièces blanches ainsi qu’à la quête éperdue des dames blanches de la place
de Mai, qui continuent de défiler dans l’indifférence quasi-générale
tant cet événement est devenu un rituel pour les badauds de la capitale
argentine.
Lentes processions des Dames sur la place,
Attaques inespérées
et défenses tenaces.
N’avons-nous pas assez
combattu, louvoyé ?(8)
Cerveaux enchevêtrés ; nos morts imputrescibles
Abolis, disparus sous
l’ennemi irascible.
Saurons-nous qui vaincra ?
Lequel des camps ? Voyez !
Il pose seulement son stylo, l’air satisfait
du devoir à moitié accompli. Bien plus important qu’une imitation
de Borgès d’une assez bonne facture, Il ne réalise pas encore combien
la similitude est troublante entre ce qui se joue en bas à quelques
centaines de mètres, sur la “place” et ce qu’il vient d’écrire.
Miracle et profondeur de la poésie qui organise une polysémie pas
toujours consciente. Bien sûr il est travaillé de l’intérieur par
l’histoire de son frère “aboli, disparu” lui aussi, par celle de
sa mère et de ses “lentes processions” “sur la place”. Sans doute son cerveau et le sien sont-ils “enchevêtrés”
comme ceux des deux joueurs qui tissent puis défont la toile des
échecs, comme les membres d’une même famille font et défont la toile
de la vie. Sans doute les morts “imputrescibles” peuvent-ils évoquer
tant les cadavres inaltérables du buis, de l’ivoire, du plastique
ou de l’onyx des figurines que l’absence cruelle et éternelle des
corps “imputrescibles” des desaparecidos, morts sans sépulture.
Il se jette sur son premier biscuit
qu’il trempe dans le bol de thé afin de l’attendrir. Il dévore la
moitié du paquet qu’il éloigne par précaution, réalisant que son
travail n’en n’est qu’à sa moitié. Il y a quelque chose “à voir”,
son dernier mot le dit : “Voyez !”. Il à hâte de poursuivre, comme
sous l’injonction d’une Muse enfin retrouvée, comme sous l’injection
d’un produit dopant : la théine, en l’occurrence. Si seulement il
pouvait se pencher à sa fenêtre, il VERRAIT là aussi une femme tomber,
un attroupement se faire, il pourrait au moins être là, se frayer
un chemin parmi elles pour savoir, pour être sûr qu’il ne s’agit
pas d’ELLE... mais il continue d’écrire, comme si seule sa vie à
lui en dépendait.
Joueurs tendus sur les points de rupture : cases
centrales
Unifiant le caveau
des sépultures ; échanges
Glorifiant l’idée
la plus pure. Quel archange,
Aura t-il, blanc
ou noir, le dessus ?Phase
vitale.
Place au “joueur” ! On devine l’acrostiche
choisi et le thème renforcé par le “J” initial dont la position
à la fois horizontale et verticale emblématise et met doublement
en valeur ce substantif. Alejandro nous donne donc à voir le processus
de la pensée des joueurs à l’oeuvre, sur les “cases centrales”,
là où la conquête de l’initiative va se jouer, par des “échanges”,
là où blancs et noirs vont se rejoindre dans “le caveau des sépultures”,
trou noir du centre de la galaxie échiquéenne qui aspire dans son
maelström les avants-postes des deux camps.
Diagonale irisée d’un sacrifice banal,
Ordre bouleversé
par des coups étranges,
Réseau de mat pour
un roi que dérange
Ou la furia des pièces,
ou l’essai magistral,
C’est son père qui lui a appris les échecs.
Comme souvent, le fils a fini par le battre à plate couture. Mais
le père lui a aussi sans doute transmis cette tendance de sacralisation
très chrétienne du jeu que l’on retrouve dans la métaphore de la
pureté et de “l’archange”. Dans un pays aussi catholique que l’Argentine,
quoi d’étonnant à ce que cette thématique apparaisse tant dans les
sonnets de Borges : “Dios mueve el jugador” que dans ceux d’Alejandro
? L’idée “pure”, celle des puristes recherchant l’exactitude et
la “vérité” du jeu, a toujours coexisté avec la pratique des échecs
plus “impurs”, joueurs n’écartant pas les complications et les aléas
d’un jeu moins “correct” mais plus
spectaculaire et aventureux. Au nombre des puristes, citons sans exhaustivité : A. Rubinstein, J. R. Capablanca,
B. Fischer, A. Karpov, V. Kramnik... Dans le camp des “impurs”,
on trouve aussi des génies comme F. Marshall, D. Bronstein, M. Tal,
G. Kasparov, A. Shirov... Alejandro se range donc par affinités
dans la première famille.
Dans le deuxième quatrain, l’équilibre
est rompu et la lutte va tourner à l’avantage de l’un des camps,
ce qui va être annoncé dans l’acrostiche final, même si un doute
subsiste : “odor” n’est que l’annonce d’un mat à venir.
Sur la place, la femme à terre crie
: “ Hay que buscar mis hijos ! por favor, MIS HIJOS !”, mais toutes les femmes ne crient-elles pas
la même chose, le plus souvent dans le silence assourdissant de
leur solitude meurtrie ? De sorte que l’on cherche à la calmer,
simplement la calmer, alors qu’il faudrait courir chercher Alejandro
et tambouriner à sa porte pour lui dire que sa mère est peut-être
en train de mourir sur une dalle de la place de Mai.
- Démiurges vaniteux, oh tigres de papier
-
Où l’on -ils provoqués ?
quand vous vous drapiez,
Ridicules pantins,
d’oripeaux nostalgiques.
Malheur à toi
qui dors, ne peux plus chercher, las !
Le joueur Alejandro sait bien qu’il ne faut
pas se contenter de répéter telle ou telle variante d’ouverture,
telle ou telle attaque de mat, tel ou tel schéma stratégique, tel
ou tel principe de finale si l’on veut atteindre la maîtrise; sinon
tout cela risque de n’être que du déjà vu, du “banal”. La connaissance
livresque, théorique et pratique des échecs doit être un prélude
à la créativité, comme l’est la connaissance de la poétique pour
la création poétique. Le travail du véritable joueur est dans ce
va -et-vient entre la tradition et sa mise à l’épreuve par de nouvelles
idées, qu’elles soient un complément, un enrichissement,
ou un repoussoir, une révolution. Cette démarche scientifique doit
guider le joueur, lui éviter les pièges de la “vanité” ou
de la “nostalgie”, de la simple et factice “odor
de mat” comme l’acrostiche final nous invite à le sentir, et
conserver intacts sa curiosité et son goût pour la recherche. Dans
cette perspective, les coups “étranges” peuvent comporter tant des
connotations négatives de maladresse, d’imprécision, que de créativité
paradoxale.
Alfil...(9)
Il est tiré brusquement de son travail par des
coups répétés dans sa porte . “Senor
Alejandro ! pronto !” Il comprend alors vite qu’il se passe
quelque chose de grave, à l’extérieur.
Il ne peut pas deviner encore combien son derniers
vers est prémonitoire de ce qu’il découvre , en bas, effaré : sa
mère, allongée et inconsciente, tenue dans les bras de toutes ces
femmes éplorées, aux yeux délavés par tant de larmes versées. Sa
mère, “qui dort et qui ne cherche plus”, et lui, “Alfil
“(8) de douleur et de peine, encerclé bientôt par une rangée
de militaires “drapés dans leurs oripeaux nostalgiques” d’un
ordre dictatorial toujours menaçant.
Il ne terminera son deuxième sonnet qu’en prison, pour s’être
jeté sur les militaires encadrant la manifestation pacifique des
femmes de Mai, eux qui ne bougèrent pas le petit doigt, qui n’eurent
pas un geste de compassion envers sa mère mourante, et qu’il molesta
comme un forcené, en lâchant ses coups, ivre de douleur, avant d’être
par l’un d’eux assommé.
La fin du sonnet disait ceci ; elle
se passe de commentaires.
Alfil qui n’a pas vu arriver la menace(10),
Tais-toi donc désormais,
humanité cynique.
____________
(1)
Dans El Hacedor, On trouve le poème “Ajedrez”, composé de deux sonnets
juxtaposés,
d’une
extrême rigueur formelle.
(2)
En su grave rincon, los jugadores Tenue rey, sego alfil, encarnizada
Rigen las lentas piezas. El tablero Reina, torre directa y peon
ladino
Los demora hasta el alba en su severo
Sobre lo negro y blanco del camino
Ambito en que se odian dos colores. Buscan y libran su batalla armada.
Adentro irradian magicos rigores No saben que la mano senalada
Las formas torre homérica, ligero Del jugador gobierna su destino,
Caballo, armada reina, rey prostrero,
No saben que un rigor adamantino
Oblicuo alfil y peones agresores. Sujeta su albedrio y su jornada.
Cuando los jugadores se hayan ido, Tambien el jugador es prisionero
Cuando el tiempo los aya consumido, (La sentencia es de Omar) de otro
tablero
Ciertamente no habra cesado el rito. De negras noches y de blancos
dias.
En el Oriente se enciendo esta guerra
Dios mueve al jugador, y este, la pieza.
Cuyo anfiteatro es hoy toda la tierra.
Que dios detras de Dios la tram empieza
Como el otro, este juego es infinito. de polvo y tiempo y sueno
y agonias ?
(3) “ La Muse du poète”.
(4) L’un des principaux généraux responsables des
“disparitions” de jeunes gens.
(5) Plus
fort joueur argentin de l’histoire des échecs. Il fut l’un des deux
meilleurs non soviétiques dans les années
cinquante et soixante avec l’américain
Samuel Reshevsky.
(6) Ce mot du lexique chevaleresque est passé dan
le jargon échiquéen. Il consiste à recentrer les pièces sur leurs
cases de départ avant de jouer une partie.
(7) Vers de onze syllabes.
(8) Louvoyer aux échecs signifie “manoeuvrer” ;
le “louvoiement” s’emploie pour décrire les manoeuvres positionnelles
que font les joueurs dans la phase positionnelle de la partie.
(9) “Fou” en espagnol, qui vient de l’arabe : “Al
-vizir”, c’est-à-dire l’adjoint direct du suzerain.
(10)
En référence à la célèbre maxime d’Aaron Niemzowitsch, en exergue
de Mon Système : “La menace est plus forte que l’exécution”,
qui prend ici une résonance dramatique.
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11. Un joli
coup de Fourchette (1)
Dans le viseur du cocu, il y a la femme
et l’amant. Il n’appartient qu’à lui de choisir qui des deux il
visera le premier. Il prend son temps. Sa carabine à très longue
portée lui donne un sentiment de toute puissance. Il va de l’un
à l’autre, de l’autre à l’une, au rythme du badinage amoureux des
amants dont il suit les déambulations joyeuses et insouciantes d’une
pièce à l’autre de l’appartement où ils se croient en sûreté. Un
bas vole, un pantalon traverse l’espace dans un indécent ballet
dont le cocu se délecte autant qu’il s’en emplit d’un dégoût qu’il
estime être légitime, afin d’affermir son index sur la gâchette,
au cas où il aurait encore un sursaut de doute sur ce pourquoi il
est là, en joue, prêt à faire feu.
Cela avait commencé par une inappétence
sexuelle, phénomène assez banal dans un couple traversant l’épreuve
des années, la quarantaine ventripotente, la libido en berne, le
foot à la télé pour monsieur, la lecture nerveuse pour madame, les
silences pesants, la tendresse qui n’arrive pas encore à relayer
les défaillances du sexe, les questions qui ne manquent pas de se
poser : “il m’aime encore ?”, “ elle n’a plus envie de moi ?”, “faire
le point”, “réfléchir à notre couple...”, “...qui traverse une crise”,
“remise en question nécessaire”, “ou lâcheté déprimante de l’autruche”.
L’un et l’autre n’avaient pas fait ce retour sur eux-mêmes ; il
semblait, comme dans la majorité des ménages, que l’amour-propre
l’emporterait sur l’amour. Elle s’était peu à peu détachée de lui,
lui d’elle ; il ne l’avait pas supporté, d’autant plus qu’elle semblait
renaître, s’épanouir et rajeunir, jour après jour.
Il s’était d’abord mis à grossir. Il avait
toujours eu un joli coup de fourchette mais son rapport à la nourriture
n’était plus comme autrefois celui d’un gourmand ou d’un gourmet
; il était devenu celui d’un malade, d’un boulimique avide de se
remplir pour combler le vide angoissant qui se creusait en lui.
Elle le trouvait répugnant, à se gaver de chips devant la télé
tandis
qu’elle essayait de lui parler de ses sentiments contradictoires,
de le mettre en garde contre l’irréparable qui allait être commis
s’il continuait à l’ignorer plutôt que d’essayer de la reconquérir.
Il s’était montré faible, incapable de lui tendre la main, sans
réellement se l’expliquer, puisqu’à l’évidence il l’aimait, comme
on aime un compagnon de vie à travers toutes ces années passées
ensemble. Il aurait pu l’inviter à danser ; il était jadis plutôt
bon cavalier. Il savait que ce contact physique renoué par la danse
aurait pu tout faire redémarrer, que le lit n’aurait pas été loin
après les tangos, passos ou autres slows qui caractérisaient autrefois
presque toujours les préludes à leurs ébats amoureux. Alors pourquoi
cette passivité, ce renoncement ? Il ne se l’expliquait décidément
pas. Il constatait juste amèrement qu’il n’était capable d’aucune
preuve d’amour, d’aucun mot, d’aucun geste. Sans doute un psychiatre
l’aurait aidé à y voir plus clair en lui et en eux, mais il avait
aussi écarté cette remédiation. C’est comme si un masochisme pervers
l’incitait à voir jusqu’où elle irait, la “salope”.
Il n’allait pas tarder à le savoir. Elle
avait trouvé un amant plus jeune qu’elle, lors de l’une de ses sorties
nocturnes qui s’étaient multipliées depuis quelques temps. Le jeune
étalon ne se gênait plus, ces derniers temps, pour la raccompagner
parfois au petit matin, il l’embrassait à pleine bouche sous la
fenêtre du mari qui regardait la scène dans un mélange de dégoût
et de fascination, comme pour se punir. Il était devenu presque
le complice d’une situation malsaine. Il acceptait le châtiment
infligé par sa femme et le poids des cornes qui lui faisait baisser
la tête de honte. Elle rentrait, prenait une douche en chantant,
et puis partait au travail sans même lui adresser la parole.
Mais
hier matin, ils étaient allés trop loin.
La femme est venue frapper au carreau
de la chambre du mari qui semblait roupiller d’indifférence alors
qu’il était sous somnifère depuis déjà un moment. Puis sans rien
lui dire, elle est retournée dans la voiture de l’amant. Le mari
hébété a regardé les corps se déshabiller, la voiture se mettre
à cahoter sous les coups de boutoir des amants, il a vu le cul de
sa femme se caler sur le volant et il a entendu, ainsi que tout le quartier,
le klaxon orgasmique qui couvrait à peine les râles de jouissance
de son épouse. Il était cocufié en place publique, au vu et au su
de tous les voisins. Il se sentit blessé, davantage sans son honneur
et son orgueil que dans son cœur ; humilié, il décida de se venger,
de liquider cette salope.
Alors le voila maintenant dans la position
du chasseur, alors qu’ils s’apprêtent à remettre ça : un autre bas
vole, elle le poursuit dans l’appartement, mais le gros chat, pour
une fois, c’est lui, son mari : son viseur suit leur jeu. S’il le
tue lui, il va la faire souffrir elle ; n’est-ce pas ce qu’il désire
au plus profond, la faire souffrir, lui faire payer la honte et
l’affront ? S’il la tue elle, il va souffrir, lui, le mari, car
il l’aime encore malgré le déshonneur, malgré la honte. Son viseur
continue de passer de l’un à l’autre dans un mouvement oscillatoire
régulier. Il pense au jeu d’échecs et aux parties qu’il faisait
avec elle : lui, le cavalier dispose d’une fourchette royale et
il doit se décider entre sa reine- la- pute et son roitelet à elle.
Il ne peut pas tuer les deux, il lui faut bien choisir. Il lui semble
bien impossible que les échecs : “c’est la vie”, comme le disait
Fischer; il pense plutôt à ce moment précis ou tout peut basculer
que sa vie à lui est un foutu échec.
Incapable de trancher, il retourne le canon
dans sa bouche et il appuie sur la détente. Il voulait que l’histoire
se termine bien pour elle. Puisqu’il l’aime, il a choisi son bonheur.
_____________
(1)
Une fourchette est un coup qui permet une attaque simultanée de
deux pièces adverses. On parle de “fourchette royale” le plus souvent
lorsque le cavalier donne “échec au Roi” tout en attaquant la Dame
; le Roi ayant l’obligation de se soustraire à l’échec, la Dame
est alors perdue.
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(Reproduction interdite sans autorisation) |
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