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Mieux jouer aux échecs
L'idée de lutte aux échecs
Par Marc GEHENNE
Je ne vous parlerai pas ici de phénomènes périphériques au jeu d'échecs, comme celui de retrouver un cavalier noir au fond du débarras que nous avons décidé, la veille, de ranger. Le cavalier (qui amputait le jeu au point de nous dissuader de jouer une petite partie) fait figure alors de membre, d'organe. Nous ne jouons pas encore et pourtant nous sommes déjà le jeu. Utiliser le paradigme biologique pour appréhender, ou du moins définir un profil, une lecture quasi-physiologique d'une collection d'objets ayant chacun leur spécificité, pemet de nous dégager d'une pure axiomatique du jeu. L'idée autour de laquelle se développe cet article est que nous sommes en mesure de parler de lutte quand le jeu devient lieu d'échanges affectifs, de douleurs. Cela implique la constitution d'un corps symbolique, l'hypertrophie d'un corps réel afin de pouvoir, compte-tenu des exigences, (64 cases, des mouvements déterminés, etc.), s'adapter au jeu, être inter-esse. Suite à une comparaison entre le Boxeur et le Joueur d'échecs, nous dégagerons les enjeux pris dans le tissu de la confrontation.

          Dans un face à face sans parole, les boxeurs visent à occuper d'une façon unilatérale l'espace défini par les corps et les règles des échanges. Etre pour donner et disparaître derrière une parade, une esquive. On joue un peu à cache-cache ! Le but de cette relation c'est d'obliger l'autre à se dévoiler, à dévoiler un corps qui est déjà exposé à une semi-nudité, à modifier son rapport à une situation. C'est le corps qui parlera quand, touché à l'œil droit, le boxeur devra revoir sa posture vis-à-vis de l'adversaire. Il ne s'agit pas de se faire surprendre par tout ce qui pourrait venir de la gauche. Le corps réel est pris dans un jeu de relations dont l'enjeu est le corps lui-même, c'est à dire la présence, voire la vie. La présence de l'autre nous met au pied du mur de notre imaginaire, en nous sommant de le réaliser ou de l'abandonner. S'il n'y avait qu'un boxeur, on passerait d'une salle de sport au silence feutré d'une salle de théâtre !
          Par la même, la réalité de l'autre, sa consistance, sa capacité à faire valoir sont immédiate présence, porte le témoignage d'une séparation entre notre imaginaire et le réel. Mais en même temps, l'adversaire est la condition de possibilité et de légitimité de notre projet. L'adversaire n'est pas simplement un " faisant face " avec qui nous échangeons des informations, il est aussi une réalité que je ne peux que deviner à travers l'ensemble de mes perceptions et qui s'impose comme telle.
          Au jeu d'échecs, il y a également ces sensations et ces sentiments, ne serait-ce que dans le besoin de voir notre partenaire avant de commencer la partie, s'en faire une représentation ; dans cette impression de puissance lorsque nous savons que l'adversaire court maintenant à sa perte ; dans l'étonnement panique qui nous saisit lorsque nous constatons que nous avons commis une " gaffe monumentale" ! L'ensemble de notre construction, voire le jeu lui-même, se dissout dans le vide laissé par la pièce en prise. Pourtant, nous ne sommes pas sur l'échiquier, ce ne sont que des pièces en bois que nous déplaçons du bout des doigts ! Puisque nous admettons l'idée selon laquelle, dans ces deux activités, il y a lutte (comme confrontation dans un rapport de forces physiques ou intellectuelles), peut-on parler de corps du jeu et de lutte au jeu en vertu d'une analogie ? Un rapport similaire entre des termes différents peut-il justifier un glissement sémantique : Boxe / Echecs, et enfin Corps / Pièces ?

In Gambit Revue, n° 3-4, 1989


          L'hypothèse que nous formulons est qu'il y a lutte au jeu d'échecs parce qu'il y aurait un corps dans le jeu et pas simplement une confrontation abstraite. L'analogie est insuffisante pour expliquer ce déplacement, l'identité de rapport n'impliquant pas l'identité des termes.
          L'effectivité d'un corps symbolique implique un investissement affectif dans les éléments du jeu et des combinaisons possibles à la lumière des règles. Le dépassement de la valeur purement instrumentale des pièces se manifeste déjà dans le fait que nous reconnaissons que c'est nous qui avançons dans le déplacement du pion b2 en b4. Se sentir à l'aise dans l'utilisation de telle ouverture ou telle autre, n'est peut-être pas simplement dû à la valeur opératoire de celle-ci dans une stratégie de gain.
          Revendiquer un espace affectif à l'intérieur du jeu ne signifie pas que nous nous rangions derrière l'idée suivant laquelle la manière de jouer soit le reflet, l'image du joueur. Le " dis-moi comment tu joues, je te dirai qui tu es " nie l'adaptabilité du sujet (et donc du joueur qu'il lui arrive d'être) à la situation, ainsi que le statut de sujet. Dans le meilleur des cas, le style est une trace du sujet, non le sujet lui-même !
          L'investissement affectif se réaliserait au fur et à mesure que se tisse entre les pièces des relations de protection et d'occupation de l'espace : le cavalier protégé par le pion et la tour, qui protège le fou dont la diagonale attaque le pion… A mesure que nous constituons ce " corps symbolique ", la complexification du jeu rend d'autant plus autonome le corps de la partie. Petit à petit, le cours de la partie, trouvant sa propre unité, peut basculer. Le joueur qui hurle parce qu'il perd, crie non seulement une souffrance, mais aussi le mauvais calcul de sa présence.
           Par conséquent, pour qu'il y ait lutte, il est nécessaire qu'au préalable un " corps symbolique " se constitue. C'est-à-dire que s'opère un déplacement du jeu dans le champ de nos représentations, d'un savoir jouer à un être dans la partie. Jouer, c'est d'abord donner du mouvement, façonner une figure à un corps par une série d'articulations.
          Ainsi la constitution d'un espace affectif, de plaisirs, de douleurs, de projets, prend en charge la totalité de la structuration du jeu et de la partie (ce sont les Blancs ou les Noirs qui gagnent, pas seulement le cavalier dans un mat à l'étouffé). La corporéfication (?) du jeu nous autoriserait à parler de lutte.
           En effet, l'espace affectif comme condition de possibilité de la lutte doit s'articuler avec deux autres dynamiques : la connaissance des règles et la confrontation.
          Les règles autorisent le jeu autant qu'elles définissent le cadre et les moyens de jouer. Par la même, jouer, ce n'est pas refuser un ordre, mais un ordonnancement. C'est l'issue de la partie et la façon dont les joueurs opèrent qui priment. Car, eu égard au déroulement de la partie, nous connaissons les différentes conclusions : mat, pat, abandon, temps. Les joueurs entérinent la règle. La révolte, cela serait de vouloir que les pions puissent prendre en arrière !
          Par révolte, nous n'entendrons pas la perversion de la pratique échiquéenne qui consiste à élever au niveau de la loi, au nom de l'efficacité, telle ouverture ou telle structuration du jeu. Dans ce cas, on joue pour légiférer, c'est-à-dire, faire d'un fonctionnement particulier, d'une pratique singulière, une nécessité absolue à laquelle les autres doivent se soumettre. L'hétérodoxie est payée en raillerie aux échecs. Cependant, en un certain sens, légiférer en fonction de soi ou à l'inverse des livres… cela signifie tout autant que nous avons fait l'expérience de l'inépuisabilité du jeu, que le jeu porte toujours un inconnu.

          Lutter, c'est donc utiliser tout le champ des possibles dégagés par le jeu, mobiliser toutes les ressources (nous y compris), une exploitation totale de quelques pièces ou de toutes, et ce, dans le respect des règles. L'investissement affectif ne serait-il pas alors cette mobilisation des possibles par l'intermédiaire d'une stratégie et d'une tactique ? C'est la structure de notre jeu (y compris les pièces passives) qui est engagée dans le mouvement d'une seule pièce.
          La lutte porte en elle-même une démesure, celle qui consiste à évoluer sur le " fil de rasoir ", à engager le tout sur le particulier. Et là, comme à la boxe, une coupure peut-être fatale. Le sens de la lutte s'échappe du jeu.

in Bulletin de l'Amateur, n° 4, 1997
avec l'aimable autorisation des anciens Directeurs de la Publication
Bernard Guérin et Dany Sénéchaud

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