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Echecs - Musique
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Par Claude Pavy |
Cette étude sommaire, qui demanderait
à être approfondie, particulièrement dans une réflexion philosophique
et / ou épistémologique sur les notions / analogies abordées, n'est
qu'une première approche ou un " défrichage " de ce terrain à ma connaissance
pas encore ou peu exploré, et est le résultat de débats / réflexions
menés essentiellement sur les deux sites Internet " La place Publique
" de Notzaï et le " Forum " de France-Echecs.
Toutes les interventions des participants autres que moi-même à
ces débats sont en italique.
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Jeu-Art et Art-Jeu
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Que sont les Echecs et la Musique? Y-a-t'il un rapport entre les
deux? Au premier abord et pour la majorité des gens les Echecs sont
un jeu et la Musique un art. Et pourtant de nombreux joueurs d'échecs
et non des moindres revendiquent la pratique d'un art. De même on
dit " jouer " de la musique, " jouer " d'un instrument. Ce n'est
donc pas si simple, et pourquoi comparer ces deux activités?
Parce que dans mon activité de professeur de musique j'utilise assez
souvent certains aspects des échecs pour essayer d'expliquer ou
plutôt de faire " entrevoir-sentir " aux élèves des notions musicales
difficiles à faire passer avec des mots mais très importantes, surtout
pour les hauts niveaux ayant dépassé les problèmes techniques de
base.
Nous laisserons de côté l'aspect " sportif " ou plutôt " compétitif
" des Echecs, je pense que ce n'est pas l'attrait principal pour la
grande majorité des joueurs amateurs; avant d'être des compétiteurs
tout le monde est d'abord attiré par la magie combinatoire et abstraite
du jeu. |
1. Echecs: Jeu-Art
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- A. Alekhine: Pour moi, les échecs ne sont pas un jeu mais
un art.
- D. Bronstein dans les années 50 en parlant des joueurs du futur:
...leur travail, qui conduira les spectateurs jusqu'à l'extase,
sera apprécié pour lui-même et non les résultats. Le public les
verra comme des solistes avec un orchestre de pièces et non comme
des vainqueurs ou des vaincus.
Pour lui, catégoriquement c'est un art. (cité par M. Euwe, Avant-propos
de " L'art du combat aux échecs " de D.Bronstein).
Nous pourrions citer de nombreux autres joueurs sur le même thème.
Dans les compétitions est souvent décerné un " Prix de beauté "
à la plus belle (originale, créative) partie du tournoi. De nombreux
livres réunissant les plus belles parties des maîtres sont édités
et réédités, leurs lecteurs relisent et apprécient ces parties comme
on écoute un disque de musique, pour le plaisir esthétique qu'elles
procurent. Le domaine de la " composition " des " études " et problèmes
d'échecs fonctionne évidemment pour les mêmes raisons.
Une fois assimilées les marches des pièces, l'immense majorité des
débutants qui accrochent à ce jeu le fait pour cette composante
artistique, beaucoup plus que pour le gain des parties, on en perd
tellement au début !
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2. Musique: Art-Jeu
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On dit " jouer " de la musique, " jouer " d'un instrument, et effectivement
sous de nombreux aspects c'est un jeu, il y a des " règles du jeu
" à respecter et le musicien " joue " avec elles pour " composer
" une oeuvre musicale (règles intellectuelles, théorie musicale)
ou simplement produire des sons avec l'instrument (règles pratiques,
manuelles). Cet aspect ludique est essentiel pour la " créativité
", l'originalité du propos musical, comme pour l'apprentissage et
la maîtrise d'un instrument. Si on a pas envie de " jouer " avec
son instrument (le plaisir physique, je dirai même charnel de le
manipuler et produire des sons), le travail nécessaire de la " technique
" instrumentale devient vite une corvée vide de sens, on ne sait
plus pourquoi on travaille, le plaisir disparaît et celui des auditeurs
éventuels également. C'est une des notions essentielles dont je
parlais plus haut et dont il est parfois difficile de faire admettre
l'importance à des élèves obnubilés par leurs performances physiques,
" sportives " et qui perdent de vue que la technique n'est qu'un
outil au service d'un art.
Un musicien reproduisant de manière purement mécanique les notes
d'une partition sans s'occuper de ce que nous racontent les phrases
musicales, est comme un joueur d'échecs qui débite les coups appris
d'une " ouverture " et se trouve pris au dépourvu, ne sachant plus
quoi faire quand sa mémoire s'arrête ou que l'adversaire lui joue
un coup qu'il n'a pas appris. Contrairement à ce que beaucoup de
gens pensent, jouer de la musique n'a jamais été de jouer des notes,
celles-ci ne sont que les briques, le matériau de construction des
formes musicales. C'est encore plus évident pour le " compositeur
" qui doit inventer, jouer avec des " formes ", des " motifs " pour
construire une architecture, une " partie " musicale, car ce sont
eux que l'auditeur écoutera, pas les notes qui servent à les construire.
Faire de la musique est donc un jeu dans le sens le plus vrai du terme.
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Analogies
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Botvinnik disait en comparant les échecs à la musique:
Il existe une science dont le but est l'étude de l'acoustique
et des sons. Mais il y a aussi un art qui se sert de l'océan des
sons : c'est la musique. De toute évidence, il en est de même pour
la pensée. La logique est l'étude des lois de la réflexion et les
échecs reflètent, en tant qu'art, le côté logique de la réflexion,
sous la forme d'images artistiques...
Extrait de " Fischer - Spassky, Reykjavik 1972 " par Alexander
& F. Wyndham (Ed. Solar), p 37.
Beaucoup de musiciens jouent aux échecs. Attrait pour des structures
intellectuelles similaires ? Je pense que oui. Pour moi, les deux
activités sont des manifestations de la pensée symbolique. En cela
ce sont des arts, qui expriment chacun sous leur forme propre une
harmonie de " mouvements ". La musique n'est que mouvements: mélodiques,
rythmiques, harmoniques, de timbres (couleurs , orchestration).
Tout cela créant des " tensions / détentes ", qui seront résolues
ou non de manière calme ou dramatique, comme aux échecs où les mouvements
stratégiques et tactiques créent de manière identique des " tensions
" (menaces), qui seront également résolues de manière calme (parées)
ou dramatique (réalisées). Dans les deux cas nous pouvons reconnaître
des " formes ", " motifs " ou " thèmes " identifiables et classifiables
qui donnent aux " œuvres / parties " leur caractère, leur style
(dépendants aussi bien sûr de la qualité des interprètes/joueurs).
Le plaisir esthétique procuré par la perception de ce genre de
" motifs " est propre à tous les hommes, c'est l'essence même de
ces activités, et est révélateur de la nature/spécificité de l'esprit
humain. Le succès populaire, l'attirance universelle pour ces deux
activités ne peut s'expliquer autrement. Il n'est nul besoin d'être
spécialiste ou professionnel pour avoir accès à la beauté d'une
oeuvre musicale ou d'une partie d'un Grand Maître. Bien sûr, pour
saisir toutes les subtilités techniques de l'intérieur, il faut
avoir beaucoup étudié et pratiqué soi-même; on aura alors accès
à d'autres aspects du plaisir. Mais pour la majorité des amateurs
(qui aiment) ce n'est pas indispensable. Les salles de concert comme
les salles de tournois seraient vides, les producteurs de disques
comme les éditeurs de livres d'échecs feraient faillite s'ils ne
s'adressaient qu'à la minorité de l'élite capable de tout comprendre
et analyser, ce qui n'est manifestement pas le cas.
Comment expliquer que tant de gens se lancent dans la pratique /
plaisir de ces activités s'il fallait attendre d'avoir un niveau
élevé pour en tirer la moindre satisfaction ? Tout simplement parce
qu'on s'y amuse !
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Intuitions
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Une grosse difficulté pédagogique musicale (en tout cas pour moi)
consiste à " essayer " de faire entrevoir / sentir aux élèves des
notions musicales très difficilement sinon impossibles à faire passer
avec des mots mais très importantes, surtout pour les haut-niveaux
qui ont dépassé les problèmes techniques de base. Une opinion émise
par un joueur sur le site internet France-Echecs m'a beaucoup intéressé:
Je joue mes parties sans calculer de longues variantes mais
je passe beaucoup de temps a " sentir la position ".
Pour moi l'analogie est frappante. Pour bien jouer une phrase musicale,
il faut d'abord la " sentir ", se la chanter intérieurement AVANT
de s'occuper de la technique instrumentale appropriée. Pour bien
jouer sa partie d'échecs il faut " sentir " la position, oserai-je
dire " se la chanter " AVANT d'envisager des moyens tactiques appropriés,
faire confiance à son intuition.
Avis de joueurs:
- Sentir une position aux échecs, pour moi, c'est à la fois
visuel et émotionnel.
- On joue sa partie paisiblement : développement des pièces,
manoeuvres positionnelles, pièges tactiques... Puis soudainement,
serait-ce la grâce, on VOIT un coup qui échappe à toute considération
rationnelle. On y pense sans savoir pourquoi. On y pense. Et c'est
le meilleur coup. (Je sais que certains entraîneurs recommandent
de commencer à regarder les coups qui mettent les pièces en prise,
mais je ne fonctionne pas comme cela). Un autre jour, à une autre
heure, contre un autre adversaire, cela ne serait pas arrivé. Magie
de l'improvisation, de la spontanéité? En effet comment comprendre
cette immédiateté ? Par la synthèse temporelle de la succession
des étapes du raisonnement que l'esprit par habitude effectuerait
de plus en plus vite pour finir par l'effectuer instantanément ?
Si elle est irréductible et singulière, l'intuition ne constituerait
elle pas une forme de pensée absolument originelle ?
Mais d'autres joueurs nous disent :
- Bien ressentir un chorus (solo instrumental) ou une position
d'échecs est à mon avis un sentiment subjectif sécurisant.
Veut-il dire par là que ce sentiment est trompeur, dangereux ?
Effectivement, le magnétophone ou l'analyse sont là pour nous remettre
les yeux en face des trous si c'était le cas, mais toujours à posteriori,
trop tard! Sur quoi peut se baser le musicien ou le joueur d'échecs
pour pouvoir faire une prestation de qualité, sinon sur ses sensations
du moment ? S'il n'en a pas, ou mauvaises, que pourra-t-il espérer
produire ?
La technique aide bien sûr, mais ce n'est que l'outil, d'où ma remarque
sur : " Sentir ", " se chanter " une phrase ou une position AVANT
la réalisation technique. Car qu'est-ce qui va guider le choix de
telle ou telle solution technique, s'il n'y a pas au préalable l'idée,
l'intuition du but à atteindre?
- Il me semble que nous faisons une erreur en voulant dissocier
calcul et intuition; je crois qu'il y a effectivement une approche
" musicale " du jeu, dans laquelle sensation et technique ne font
qu'un même processus cérébral. L'école russe enseigne le " ressenti
" des positions; en réalité il s'agit de faire correspondre les
données échiquéennes avec les données structurelles de notre activité
mentale, psychique et émotionnelle (de l'abstraction mathématique
jusqu'au sentiment esthétique)
- En musique, on ne commence à jouer que lorsqu'on a dépassé
l'aspect technique, aux échecs c'est pareil, les coups viennent
instantanément sans qu'on y réfléchisse (c'est pour çà que les forts
joueurs sont forts en blitz) quand on a appris la grammaire du jeu
tout petit, puis on les vérifie par le calcul, mais c'est un détail...
autre chose : les échecs sont aussi un jeu de hasard, car il arrive
qu'on estime mal une position...
Je ne rebondirai pas sur le Hasard dans les échecs ! Au grand désespoir
de Dany Sénéchaud, j'en suis sûr ! ....
Ce joueur nous parle de " dépasser l'aspect technique " Veut-il
dire oublier la technique ?, ou la maîtriser suffisamment pour qu'elle
ne pose plus de problème ? suivant la réponse, la phrase a un sens
tout différent !
Je pense qu'il n'est pas besoin d'être très fort pour entrevoir
/ sentir l'essence des échecs ou de la musique. La réalisation technique
est autre chose et on est " maître " justement quand on la maîtrise.
La technique n'est qu'un outil, il vaut mieux savoir s'en servir,
mais ce n'est certainement pas un préalable.
C'est justement une des choses qu'il est difficile de faire comprendre
aux étudiants avancés qui sont pétris de technique et obnubilés
par elle! Ils en oublient l'essentiel, car comme le dit cet autre
joueur :
- je pense que les forts joueurs ne sont pas seulement les plus
doués ou ceux qui travaillent le plus, mais aussi ceux qui gardent
le plus longtemps cette fascination pour le jeu et par conséquent
le goût de la découverte.
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La Théorie
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Qu'est-ce qu'on appelle " la Théorie " des échecs ou la " Théorie
musicale ". Est-ce que ça regroupe des " lois " comme par exemple
la gravitation est une loi de la nature ? Ou plutôt des lois qui
sont des " modes " de bon fonctionnement (code civil) ? Ou encore
autre chose ?
A quoi ça sert ? C'est un guide ? Un catalogue de recettes ? Y-a-t'il
une vie en dehors de la théorie ?
- La théorie aux échecs, n'est rien d'autre que le résultat
de la pratique des maîtres.
- On pourrait dire , qu'il s'agisse des ouvertures, du milieu
de partie, des finales, qu'elle représente un palliatif aux limites
calculatoires de l'être humain (et peut-être de la machine?). Mais
en réalité,ne pensez-vous pas que ce " palliatif " se trouve être
ce qui fait l'essence de la différence entre pensée et calcul, et
bien plus qu'un " inventaire de la bonne pratique ", représente
ce qui donne son véritable sens au jeu?
J'aime bien ce qui est dit ici, une " théorie " serait ce qui permet
de formaliser, de condenser et rendre intelligible, " sensible "
et de s'affranchir de ce qui nécessiterait autrement de gros calculs
donc d'économiser de l'énergie, du temps. Ce serait donc plus qu'un
" palliatif " mais un progrès.
En musique, si on se limite à la musique tonale (et il existe c'est
vrai d'autres " jeux " musicaux, mais interviennent alors d'autres
règles qui entraîneront alors une autre théorie), on retrouve le
même processus d'accumulation de " formules qui marchent " mieux
que d'autres. C'est effectivement ce que je pense et c'est de cette
analogie qu'est venue ma question initiale.
La musique a ceci d'extraordinaire, et qui le différencie fondamentalement
du jeu d'échecs, qu'en effet elle est accessible à tous. C'est certainement
la forme d'art la plus universellement partagée, mais elle a aussi
des recoins dans lesquels les non-spécialistes se glissent difficilement.
Je me souviens d'avoir lu sur la pochette d'un disque de Sony Rollins
une réaction de l'artiste à un article flatteur, qui décrivait le
travail sur tel ou tel morceau en des termes assez techniques, et
savants. La réaction était: " Ah, j'ai fait tout ça? Vous savez,
moi je me suis contenté de jouer... "
La remarque de Sony Rollins est très bonne ! L'analyse est toujours
à posteriori, le créateur en action ne se pose généralement pas
ces questions, il utilise en temps réel tout un corpus de savoirs,
de réflexes qu'on peut formaliser dans ce qu'on appelle une " théorie
" mais pour lui c'est vivant au moment de l'action.
- La théorie fournit un certain nombre de principes dont l'intérêt
est avant tout heuristique: ils forment un guide pour la recherche
d'un coup mais ne sont en aucun cas intangibles. Le raisonnement
aux échecs est pragmatique, chaque position possède SA vérité propre,
et la plupart des règles admettent leurs exceptions. C'est pourquoi
les " lois " aux échecs ne me paraissent pas être du même ordre
que celles de la physique ou celles du code civil mais véritablement
d'une autre nature.
- La théorie est pour moi plus qu'un condensé ou le résultat
de la pratique des GM.. Certes elle s'appuie sur l'expérience pratique
mais elle ne peut se proclamer comme telle qu'après avoir subi un
réel travail de synthèse, de généralisation, d'épuration. Cela passe
à mon avis forcément par quelque chose de pas si éloigné que le
talent de vulgarisateur ou de pédagogue.
Il y a une volonté de s'arracher au-dessus du cas particulier, de
pondre des lois générales qui marchent TOUJOURS, même si dans la
pratique pour les échecs on n'aboutit QUE (!!) à une meilleure compréhension
du jeu.
On pourrait dire exactement la même chose concernant la musique
! Remplacez le mot échecs par musique, ça fonctionne parfaitement
!
- Je pense que celui qui saura très bien quoi faire dans telle
ou telle situation, aux échecs ou en musique, mais sans pouvoir
l'expliquer ou même l'énoncer sera à l'opposé d'un théoricien. Il
aura un comportement intuitif, pragmatique, l'esprit bien adapté
au problème posé, il se rapproche du " génie " . Ce dernier peut
avoir des aptitudes extraordinaires sans être capable d'expliquer
comment il arrive à faire ça !
Quant à savoir s'il a une " idée claire " de ce qu'il fait, j'en
doute. Le langage occupe une part importante (pour ne pas dire indispensable)
dans les raisonnements, s'il est mal maîtrisé... Qu'est-ce qu'une
" idée claire " justement ? ça ressemble à quoi ?
Je pense que chacun de nous a sa part de " génie " ; cette compréhension
qui nous vient naturellement, en nous surprenant nous même.
Un autre lui répond :
A propos d'idée claire : Il y a l'expression " ce qui se conçoit
bien s'énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément
". Je trouve qu'elle est source d'abus de la part des spécialistes
du langage que sont en particulier les profs. On finit par confondre
l'aptitude à faire quelque chose correctement et sciemment avec
l'aptitude à en parler.
Le problème se pose exactement dans les termes de " clairement "...
Mais qu'est-ce qu'une idée claire? J'ai bien peur que tous ne trouvent
pas la clarté au même endroit, ou en suivant le même chemin. Certains
ont besoin d'un langage imagé que d'autres trouvent insuffisant
voire primaire, alors que les propos de ceux-ci ne paraîtront que
verbiage aux oreilles des premiers...
Entièrement d'accord ! C'est exactement ce que j'espère voir "
sortir / expérimenter " chez mes élèves en essayant de leur faire
quitter l'abri frileux de la théorie rassurante !
En leur faisant voir par exemple que la frontière n'est effectivement
pas si claire entre théorie et absence de théorie. Dans toutes les
cultures il y a des musiques populaires, " folkloriques ", et parfois
plus savantes qu'on ne croit, qui sont le résultat de traditions
purement orales, même non dites, fonctionnant simplement par imitation,
donc non écrites, non formulées d'une manière théorique et pourtant
elles sont très structurées. Mais l'apprentissage de ces structures
passe avant tout par le " ressenti intuitif " de l'élève dans la
pratique et dans l'action.
Et là dans la pratique, et ce même dans les musiques savantes et
écrites, nous rencontrons inévitablement des notions qu'il est très
difficile voire impossible de verbaliser, et qui pourtant sont parfois
indispensables au pratiquant pour " ressentir / faire corps " avec
la situation. Ce qui nécessite de sa part la possibilité / faculté
de " lâcher prise " le langage, la verbalisation, pour simplement
pouvoir percevoir, vivre la chose de l'intérieur, et pas seulement
l'intellectualiser. Même si on peut à posteriori le faire, mais
une fois que cela a été vécu / expérimenté de l'intérieur.
J'ai remarqué d'ailleurs une chose très fréquente chez mes élèves.
Beaucoup d'entre eux jouent dans des groupes de rock ou de pop-musique,
où justement très souvent les musiciens n'ont pas de culture solfégique,
sont des autodidactes, et la pratique courante dans ces groupes
est essentiellement orale et par imitation intuitive, basée sur
le " ressenti " musical. Mais lorsque je leur fais travailler d'autres
musiques plus " savantes ", ou simplement parce qu'il y a une partition,
ils mettent de côté, ne veulent plus se servir de ce " ressenti
" qu'ils utilisent tout à fait naturellement par ailleurs. Ce qui
pose quelques problèmes !
Car pour certaines choses, le langage est limité, impuissant
à donner les clefs de la pratique, d'une pratique réelle, vécue,
singulièrement quand ce sont les émotions, les sentiments qui sont
en jeu. Et la musique s'adresse d'abord à ça !
Si l'apprentissage est bien mené, dans la " pratique " la théorie
s'efface progressivement au profit du ressenti. Où est la limite
? Floue sûrement, mais on peut comprendre qu'il y a inévitablement
" va-et-vient " entre les deux, qui se nourrissent mutuellement.
Je connais malheureusement trop d'interprètes qui voudraient se
passer de ce " va-et-vient. Peur de leurs sensations ? Attirance
pour le mirage de la " vérité " ? Mais où est la vérité en art ??
Et donc qui pensent que " l'interprétation " est une chose qui doit
se codifier suivant des canons fixes et définitifs, Absurdité !
Comme si " interpréter " devait se passer de la personnalité, la
sensibilité propre de l'interprète! Ils s'abritent le plus souvent
derrière la tarte à la crème de " la fidélité au texte ", " le texte
et rien que le texte ". Mais c'est quoi un texte musical ?
Une partition, ce n'est que des petits dessins sur du papier, c'est
un plan d'architecte ou une carte routière, rien d'autre. Qu'est-ce
que doit faire l'interprète ? Il doit aller chercher à l'intérieur
de lui-même des sensations, des émotions que lui suggère la partition
(donc imaginer une dramaturgie) et les donner, les faire passer
aux gens en face de lui qui sont venus pour ça, ne pas l'oublier
!
En musique comme aux échecs, il est évident qu'on ne cesse d'être
en " apprentissage ", et plus on en sait, plus on comprend, plus
on découvre de nouveaux " tiroirs ", on en ferme un, s'en ouvrent
2 ou 3 autres ! La limite recule sans cesse, et pour moi en tout
cas, je trouve ça formidable ! Le " va-et-vient " entre ressenti
et théorie n'est pas près de finir.
Ce que dit un autre intervenant est très proche de ce que je pense,
il dit:
...elle a mes yeux un caractère extrêmement limitatif et d'ailleurs
proche du contresens...,ce n'est pas de la théorie au sens usuel
du terme mais de la pratique : pratique issue de parties
de tournois et pratique issue d'analyses individuelles ou collectives...c'est
là où on peut-être réhabiliter la notion de théorie échiquéenne
: juste dans la quête de la vérité propre à chaque champion,à chaque
joueur...
C'est justement ce que je met en avant (en tant qu'analogie) lorsque
j'essaie d'expliquer à mes élèves ce qu'est la théorie musicale,
remplacez " théorie échiquéenne " par " théorie musicale " dans
ces phrases et cela s'applique parfaitement. Le but étant qu'ils
comprennent (comme aux échecs) que la théorie n'est qu'un guide
sujet à de nombreuses exceptions ou déviations justifiées (et validées)
par la pratique, et qu'une utilisation dogmatique ne mène qu'à des
résultats peut-être justes sur un plan formel mais sans intérêt
sur le plan créatif et que ce faisant ils nient leur apport personnel,
ce qu'on attend d'eux.
Evidemment, ce discours ne satisfait guère ceux qui cherchent des
" recettes " ou " formules " toutes faites pour ne pas s'impliquer
personnellement par " peur du risque " ou " besoin de se rassurer
par peur de se tromper " devant ce que cela implique de responsabilité
dans ce que l'on entreprend. Assumer ses erreurs ou ratages fait
partie du jeu qu'il soit échiquéen ou musical.
J'ajouterai qu' il y a aussi cet aspect " imparfait " et " tentaculaire,
foisonnant " des acquisitions nécessaires pour maîtriser son art,
dont les limites reculent sans cesse, qui fait peur aux élèves.
D'ailleurs un enseignant des échecs nous dit :
- je crois pour ma part, que la principale chose que l'on peut
enseigner aux échecs (à quelque niveau que ce soit mais particulièrement
à partir de 1900-2000) est l'éloge de la COMPLEXITE... au sens
philosophique du terme... le jour où un joueur qui désire apprendre
commence à se détacher des méthodes toutes faites et stéréotypées
destinées à améliorer ses résultats à court terme alors le pas le
plus important vers la progression est engagé... ...faire l'impasse
sur ce principe revient à progresser plus vite mais à stagner beaucoup
plus longtemps et peut-être de manière définitive...
C'est exactement ce que je pense et cela me fait penser à ces musiciens
qui veulent ingurgiter les " plans " à la " machin ", ceux à " truc
", etc... se bourrent le crâne avec des gammes dans tous les sens,
les modes à l'endroit, à l'envers, sont obnubilés par leur virtuosité,
décrocher le badge " Lucky Luke, je joue plus vite que mon ombre
! ", et quand on leur demande de jouer une petite mélodie toute
simple mais avec sensibilité et délicatesse, de mettre en valeur
l'articulation d'une phrase de Bach, ou de Blues, d'y mettre des
nuances, faire sentir son mouvement, ils vous regardent avec des
yeux ronds ne comprenant manifestement pas de quoi on leur parle.
Ben oui, je ne parle pas de notes, vous vous rendez compte ? C'est
plus complexe qu'ils croyaient !
Pour en revenir au terme théorie, le jeu d'échecs me semble
toujours rattaché à une véritable conception épistémologique qui
suit l'histoire des idées à ce niveau : Karl Popper et sa réfutabilité
c'est Capablanca et Botvinnik, Thomas Kuhn et sa logique de la découverte
scientifique c'est le classicisme des années 60-70 ( SPassky, Portsch,
Fischer, Geller, etc...) et Paul Fereyabend et sa théorie anarchiste
de la connaissance c'est le jeu moderne : Kasparov en tête, Anand,
Topalov, etc...
C'est là où on peut peut-être réhabiliter la notion de théorie échiquéenne
: juste dans la quête de la vérité propre à chaque champion, à chaque
joueur, à chaque époque et cette quête s'accompagne généralement
d'un méta-discours proche d'un processus de théorisation analogue
à ceux que l'on voit dans le domaine des sciences.
On pourrait tout à fait faire les mêmes parallèles pour la musique.
Chaque grand compositeur a développé un " méta-discours " autour
de son œuvre. Très souvent également en phase avec les idées scientifiques
ou philosophiques de son temps. Que l'on pense à Beethoven et la
Révolution Française, Debussy et l'impressionnisme, Schönberg avec
l'Ecole de Vienne et la naissance de la physique quantique, etc
...
Pour finir sur la Théorie, à propos du " sens " :
Je ne suis pas un expert en "théorie musicale", je ne sais même
pas si elle existe ( je ne connaît en fait que cette partie de la
physique qu'on appelle acoustique), mais la musique que je sache,
n'a pas besoin d'une théorie pour avoir un sens.
L'acoustique est utile pour comprendre la nature des phénomènes
sonores (les matériaux sonores) qu'utilise la musique. En tant que
" système organisé ", et il n'est pas nécessaire d'être musicien
pour s'en rendre compte, la musique (les musiciens) a (ont) développé
une (des) théorie(s) sur cette organisation, sa manière de fonctionner.
Mais ces théories, qu'elles soient des échecs ou musicale, donnent-elles
réellement un " sens " à ces activités ? Personnellement j'en doute
!
Est-ce que le " sens " n'est pas tout autre chose que simplement
les modes de fonctionnement, mais plutôt dans le type de regard
que chacun porte sur ces activités ?
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La composition
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S'il y a un terme commun aux échecs et à la musique, c'est bien
celui de " composition ". L'analogie est évidente pour les " compositeurs
" de problèmes et études d'échecs.
Elle l'est également pour moi dans la conduite d'une partie, avec
évidemment une part dans ce cas d'improvisation qui prendra d'autant
plus d'importance que le temps de réflexion sera réduit. Une partie
par correspondance ne se gère pas de la même façon qu'en 2h 40coups
+ 1h KO et encore moins que pour un blitz de 10 ou 5 mn.
Cependant, j'y vois des analogies frappantes. Comme il n'y a rien
de mieux qu'un exemple, prenons celui-ci :
Faire une musique sur un texte (une chanson) :
Le compositeur va devoir trouver les coups -- rythme et mélodie
-- respectant les données de la position -- le texte.
Il y a bien sûr ce dont parle ce texte, son climat général, qui
va influencer esthétiquement le compositeur et lui suggérer tel
ou tel type de climat musical, soit dans le même sens, soit en opposition,
le contraste résultant étant souvent plus efficace. On peut parler
ici de parties fermées, ouvertes ou gambits par exemple. Sur le
plan technique de la réalisation il va devoir respecter pour l'efficacité
les particularités de la position -- du texte. Placer ses pièces
-- notes de la mélodie -- coordonnées entre elles, qu'elles s'appuient
les unes sur les autres pour respecter le mouvement de la prosodie.
En particulier le respect des appuis naturels de la langue (accents
toniques), comme le débit des mots propre à CE texte qui va influencer
fortement le rythme de la musique, et j'y vois une analogie très
forte avec l'importance de l'ordre des coups d'une combinaison par
exemple.
L'alternance des différents passages du texte, moments calmes et
forts, sont très comparables aux alternances coups tranquilles (d'attente)
-- coups de menaces. La musique devra y répondre de manière appropriée.
D'autres mots du vocabulaire sont communs aux deux activités comme
par exemple: Anticipation -- Placement . Qui non seulement ont leur
importance dans une composition pour préparer une combinaison --
un effet musical -- mais aussi dans le jeu instrumental (l'exécution).
Par exemple pour trouver un doigté efficace d'une phrase musicale
ou d'un accord sur un instrument, nous devons opérer une préparation
-- anticipation du geste dynamique, donc d'une trajectoire sur un
manche ou un clavier qui me fait penser aux " positions de rêve
" de Silman ainsi qu'à une bonne séquence de coups -- éviter les
interversions de coups fatales.
Un compositeur de problèmes d'échecs nous dit :
- La composition d'un problème d'échecs a une autre exigence
incontournable : que la solution soit juste et unique ! Composer
aux échecs et composer en musique sont en fait des créations d'une
nature fort différente, voir même opposée. La distinction fondamentale
tient dans le mot " solution " : une bonne composition d'échecs
est une solution a un thème précis. Mais il n'existe pas, que je
sache, de " thématique a résoudre " pour une oeuvre musicale. Force
est de constater qu'il faudrait plutôt parler des " antagonismes
" entre composition échiquéenne et composition musicale. Ces deux
mondes me semblent n'avoir que très peu de choses en commun.
Aux échecs un problème particulier doit évidemment n'avoir qu'une
solution unique, d'accord. On pourra appeler ça sa conclusion.
Mais si j'ai bien compris n'étant pas spécialiste de la composition
de problèmes d'échecs, ce qui est important c'est le " thème " sur
lequel les compositeurs travaillent, et sur lequel ils développent
on pourrait dire toutes sortes de " variations ". Mais justement
cette pratique est extrêmement répandue dans la pratique musicale
! Travailler avec une " thématique " fait partie de la pratique
compositionnelle en musique. Deux exemples :
-- Le principe de la fugue : Un thème est donné au départ
par une voix, puis DOIT être repris à l'identique, en tout cas au
début, par une seconde voix, puis éventuellement une troisième,
etc... Les contraintes sont ici très fortes, et " résoudre " les
problèmes d'harmonie que cela pose n'est pas du tout facile, ça
s'apparente fortement à éviter les " duals ", on se trouve souvent
dans des situations où le nombre de solutions est très réduit, sans
parler des critères esthétiques évidents comme l'économie de moyens,
ou la continuité logique de chaque voix prise séparément. Le Maître
incontesté de ce qui est souvent un tour de force : J.S. Bach.
-- Le principe des variations : Prendre un thème donné et
en produire différents développements tout en gardant la structure
générale. Ici d'ailleurs un des critères est justement, comme aux
échecs pour " la clé " du problème, que le thème d'origine ne soit
pas immédiatement reconnaissable. Grand Maître absolu : Beethoven.
Voilà, pour moi cette analogie est évidente. Je la ressent très
fort, et ce n'est pas facile à expliquer avec des mots, comme toute
expérience artistique où interviennent des émotions.
En insistant bien qu'il s'agit d'une analogie, simplement destinée
à donner la possibilité de porter un regard différent sur ces activités,
et en restant bien conscient de leurs différences. Ce que décrit
ainsi un autre intervenant en disant :
Dessinons non plus un segment entre deux points ( musique et
échecs ), mais un triangle avec un troisième point qui aurait des
similitudes avec nos deux pôles primitifs.
Je vois un champ où la stratégie joue son rôle, où il faut que des
petits guerriers allient leurs caractéristiques complémentaires
pour aboutir à un but précis, la défaite du camp adverse, mais où
pourtant de nombreux commentateurs ont vu une forme d'art, laissant
la part belle aux improvisations et à la beauté esthétique.
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Le trac
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Beaucoup de musiciens (en tout cas ceux d'un certain talent) connaissent
"le trac" en rentrant en scène. Qu'en est-il pour le joueur d'échecs
devant un adversaire soit inconnu, soit redouté, ou en commençant
une partie importante (classement personnel, par équipe, ou poinzélos)
? Dans les deux cas, le "joueur" sera jugé sur ce qu'il produit,
il se met en péril, d'où le trac. Et comment le gérer ?
Certains disent ne pas avoir de trac :
Je suis un jeune joueur de 17 ans, au niveau 2100 maintenant,
et au niveau de la peur que je peux ressentir en fonction de la
force de mon adversaire, je ne ressens plus du tout de trac, sans
doute parce que j'ai fait quelques performances contre des bons
joueurs, et que désormais je sais que toutes mes parties sont jouables.
Pourtant le même intervenant nous dit au sujet de "sentir la position"
:
... à propos des sensations ressenties au cours de la partie
d'échecs, je me joins aux précédents messages que c'est clairement
émotionnel. La quantité de stress est absolument fascinante, et
à cet effet une rumeur courrait comme quoi des études avaient déterminé
en ex URSS que c'était le sport/activité qui provoquaient la synthèse
la plus importante d'adrénaline. Lorsque je joue mes parties, j'éprouve
parfois lorsque je me rends compte qu'un coup que je trouve mauvais
a été joué sur l'échiquier, que ce soit de mon côté ou de l'autre,
... un pincement au coeur, ou alors mon coeur me manque pendant
un instant. Cette manifestation physique des troubles émotionnels
ressentis lors d'une partie est flagrante n'est-ce pas ?
Répondu : excusez-moi de mettre le doigt là-dessus, mais ce que
vous décrivez: le stress, l'adrénaline, pincement au coeur, ça s'appelle
le trac ! ça porte pas d'autre nom ! Et ça fait partie du plaisir
du jeu, je suis bien d'accord, comme du plaisir de s'exposer sur
une scène pour un musicien.
- Pour ma part, si j'ai le trac avant chaque partie, je ne ressens
pour autant pas la peur. Je pourrais définir mon trac comme une
sorte de prise de conscience de l'événement imminent; pour moi,
c'est une condition préalable nécessaire à l'action, " le territoire
du souffle " devant ce qui réclame de ma part un engagement profond.
Et je trouve délicieux de vibrer autant pour quelques petites idées
dérisoires.
- Cependant, l'on sait que l'artiste n'a le trac généralement
qu' AVANT d'entrer en scène. Après il joue. Il n'en est pas de même,
à mon sens pour le sportif ou le joueur d'échecs, car il se voit
jouer.
Quoi qu'il en soit, il n'y a rien de si subtil, agaçant et nécessaire
(le joueur d'échecs serait-il masochiste) que de penser (panser?)
sa " peur " avant la partie. " Je n'ai connu qu'une seule passion
: la peur " disait l'autre. Aussi m'arrive t'il avant une partie
d'avoir peur de ma peur. C'est elle qui pourrait me faire perdre,
pas mon adversaire ? Qu'importe !
- La présence d'un auditoire, le devoir, pour une raison ou
une autre, de séduire cet auditoire, sont les deux conditions permettant
au trac de se pointer. Maintenant, l'acte même qui va se jouer devant
cet auditoire n'a pas beaucoup d'importance.
Aux échecs, l'une des particularités est que l'auditoire ne doit
pas être (seulement) séduit, mais (aussi) détruit (le principal
spectateur de la partie, c'est quand même ce sale type en face qui
veut me mater mon roi). Mais il y a toujours un auditoire.
A mon sens il existe une différence entre trac et pression: le trac
se résout (ou pas) dans le plaisir (ou son absence) à jouer (d'un
instrument, aux échecs, de la parole). La pression est liée à l'obtention
d'un résultat: nombre minimum de spectateurs pour rentabiliser la
tournée, classement Elo à défendre, contrat à remporter... Le stress
du résultat ne doit donc à mon avis pas être confondu avec le trac,
qui est à mon sens une composante du plaisir.
- Je n'ai pas le trac contre un adversaire, mais simplement
pour la position, quand je crois voir quelque chose de beau ou de
surprenant. Quand je jouais en compétition, mon coeur s'arrêtait
de battre, pour bien se rattraper par la suite. Manquer des combinaisons
(et on en rate tous) est ce qui m'angoisse le plus. La performance
sportive est reléguée au second plan.
Pour moi, le trac est un désir de bien faire ce pour quoi on est
là, et non se mettre en valeur soi-même. Cela dit, je connais aussi
des musiciens paralysés par le trac, certains ayant même abandonné
de jouer en public, mais c'est un trac alors centré justement sur
la non-confiance en soi.
Le trac le plus douloureux, celui qui peut déclencher des réflexes
inconscients d'échec (style prendre la mauvaise sortie d'autoroute
à 10mn d'un RV super important, arriver pour une foule de raisons
avec 59 mn, ou 61 mn de retard dans la salle de jeu, oublier de
prendre de nouvelles cordes pour son instrument, en sachant qu'au
moins une de celles sur l'instrument peut céder à tout moment),
donc ce trac là est à mon avis à la fois égocentré (manque de confiance)
et phagocyté par la pression du résultat (l'enjeu est tel que le
plaisir disparaît).
Le trac n'est pas réservé à " avant " une prestation, même si c'est
là qu'il se manifeste le plus souvent et qu'il disparaît plus tard
, " le feu " de l'action aidant, voir plus haut ce qu'en disent
d'autres joueurs.
Pour moi, des fois il est là avant et se fait oublier rapidement
(signe que ça se passe bien), des fois pas avant et apparaît pendant
(le plus désagréable car en général c'est signe que ça marche pas
fort!), des fois tout le temps, et des fois rétrospectivement !
Alors?
Il existe aussi des gens qui disent ne jamais avoir le trac (comme
Aznavour par exemple), dont le talent est indéniable, et qu'on ne
peut suspecter de mentir. Parmi ceux-là, beaucoup disent que c'est
sur scène qu'ils se sentent le mieux, en tout cas beaucoup mieux
que dans la vie normale. Psycho-thérapie en ce qui les concerne
?
Pour le trac, je crois que seul le plaisir dans l'action le
fait s'estomper, ou plus précisément, il devient plaisir. Je crois
qu'Aznavour peut dire qu'il n'a pas le trac parce qu'il est tout
le temps dans le plaisir.
Et ce qui à mon avis aide le plus: avoir fait ses devoirs. S'être
bien préparé, savoir sur le bout des doigts ce que l'on doit faire,
tellement que ce n'est plus conscient, quasi instinctif. Donc avoir
beaucoup travaillé avant.
Pour moi c'est la même chose, bien être préparé, donc avoir confiance
en soi, se relaxer, penser à autre chose juste avant pour garder
l'envie, et effectivement il se transforme en plaisir.
Cela dit, j'ai tendance à penser que monter sur une scène et s'exposer,
se mettre en danger, n'est pas une situation normale, faut être
un peu fêlé ! Mais quel plaisir de dompter ce problème !
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Créativité
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En parlant de l'intuition, de la théorie, le concept de créativité
a été abordé plusieurs fois.
De quoi s'agit-il ? Est-ce que tout nouveau coup est un coup original
? Est-ce qu'un jeu créateur doit être un jeu fort ? Est-ce que la
phrase : " la puissance de création est proportionnelle à la culture
échiquéenne " a un sens ?
- La puissance de création échiquéenne (à l'oeuvre au sein d'une
conception) se définit par la capacité de s'affranchir des principes
établis tout en assurant une correction irréprochable à sa conception...
- Comme en musique ou dans le domaine des sciences, un coup
est bien souvent considéré comme "original" lorsqu'il fait l'objet
d'une publication. On en délègue alors la paternité à son géniteur,
càd le joueur qui l'a employé en partie officielle, ou le théoricien
qui le fait apparaître dans ses analyse. Pour que ce coup soit en
plus "créatif" (dans le sens où il fait avancer le schmilblick de
la théorie), il doit être accompagné d'une solide justification,
et non pas seulement d'un N lapidaire indiquant la nouveauté !
De quelle sorte de "création" parle-t-on? Qu'est-ce qui est considéré
comme original ? A mon avis il y en a principalement de deux sortes
et qu'il ne faut pas mélanger.
1- Echecs: coup inédit dans une position théorique, Musique:
structure ou élément compositionnel nouveau dans un cadre établi
et que j'appellerai plutôt " nouveauté " ou " invention ". C'est
facile à comprendre, également à détecter, problème d'archivage
c'est tout, et ne génèrera guère de polémique. Il est " original
" dans le sens où il est à l'origine de quelque chose de nouveau.
2- Ce qui, aussi bien dans une partie d'échecs qu'une oeuvre
musicale, nous transporte, nous ravit par sa "beauté esthétique",
son aspect "artistique". Ici, c'est beaucoup plus sujet à appréciation
personnelle donc subjective.
Il est certain la "nouveauté" peut exister sans sentiment esthétique
et n'est pas nécessaire à celui-ci et réciproquement. On peut dans
le domaine de l'esthétique être "original" tout en s'inscrivant
dans un contexte théorique et en en respectant les critères établis.
Quelques rares parties ou compositions font aussi l'alliance des
deux, ce qui est plus remarquable.
" Original " a donc deux interprétations possibles. Mais dans laquelle
ranger certaines parties de Tal dont la "créativité" est reconnue
par tous mais dont la "correction" de ses sacrifices spéculatifs
(ceux qui nous ravissent, pourtant!) a été infirmée par l'analyse
post-mortem? De la même manière, si l'on fait l'analyse de pas mal
d'oeuvres de J.S Bach (modèle canonique pour beaucoup de gens),
on y trouve des "coups" qui dans un devoir d'élève lui vaudraient
sans aucun doute une note à peine passable ou même médiocre car
son "respect" des principes est assez souvent "hérétique", mais
comme pour Tal, qu'est-ce que ça " sonne " bien ! Quel " plaisir
esthétique " !
Je ne crois pas que la " puissance de création " soit proportionnelle
à la culture, qu'elle soit échiquéenne ou musicale. Encore que !
Que met-on sous le mot " culture " ? S'agit-il des connaissances
emmagasinées qui ne sont que de la mémoire, des données, et mieux
vaut en avoir que pas, ou de la capacité à utiliser ce matériau
pour en sortir quelque chose de nouveau ? Ce qui est tout autre
chose.
Pour terminer sur ce sujet, voici ce que dit Bronstein :
On pense généralement que la créativité échiquéenne est constituée
de trois éléments : logique, calcul précis des variantes et techniques,
celle-ci incluant les connaissances théoriques. Il existe toutefois
un quatrième composant qui est sans doute le plus mystérieux et
aussi souvent le plus méconnu. J'entends par là l'intuition, ou
si vous préférez l'imagination.
Il surgit parfois des positions qui ne peuvent être évaluées sur
la base des principes généraux régissant par exemple les pions faibles,
les lignes ouvertes, le meilleur développement, etc., parce que
leur économie a été bouleversée dans plusieurs domaines et qu'il
est impossible de pondérer de façon précise les conséquences de
chaque facteur de déséquilibre.
Entreprendre de calculer les variantes est quelquefois également
impossible. Imaginez que les Blancs aient six ou sept suites, et
les Noirs cinq ou six répliques sur chaque coup ; on réalise facilement
qu'il n'existe pas un génie sur terre capable d'atteindre même le
quatrième coup dans ses calculs. C'est là que l'intuition, ou l'imagination,
vient à la rescousse : elle a donné à l'art échiquéen ses plus merveilleuses
combinaisons, et offre aux joueurs l'occasion de pouvoir ressentir
l'émotion authentique d'une véritable création.
Il est faux de dire que l'on ne trouve de parties intuitives que
du temps de Morphy, Anderssen et Tschigorine, comme si les parties
actuelles étaient toutes basées les principes positionnels et le
calcul rigoureux ! Je suis convaincu par exemple que les variantes
n'étaient pas toutes analysées jusqu'au bout dans les parties de
ce tournoi qui ont reçu un prix de beauté. L'intuition a été et
reste l'une des pierres de touche de la créativité échiquéenne.
"L'art du combat aux échecs" de David Bronstein. Ed. Payot.
Commentaire sur la Partie n°96, Averbach - Kotov, p237.
Pour moi, cette réflexion me fait immédiatement penser, par exemple,
à ce qui devait se passer dans la tête de Strawinsky lorsqu'il écrivit
Le Sacre du Printemps.
Il est indéniable que dans une oeuvre aussi foisonnante, certains
passages multipliant tellement les voix des instruments, il est
impossible de les distinguer toutes séparément. On entend alors
globalement ces masses sonores.
Donc comment a-t-il pu concevoir ces amalgames formidables aussi
bien mélodiquement qu'harmoniquement que pour les mariages des timbres
instrumentaux sinon par intuition, par imagination ? Aidé bien entendu
par un métier, une expérience extrêmement solide.
Il a dû faire confiance à son intuition. D'ailleurs certaines études
récentes sur la perception auditive montrent sans ambiguïté qu'au
delà de 4 voix simultanées, même pour des musiciens expérimentés,
il est pratiquement impossible de les suivre, les entendre, séparément,
le cerveau ne suit tout simplement pas ! Il passe sur une écoute
globale.
Remerciements : Tout d'abord, merci aux deux sites Notzaï
( www.notzai.com ) et France-Echecs
( www.france-echecs.com
) pour avoir accueilli ces débats. Ensuite à tous les participants
cités ici, par ordre alphabétique : Brackmar-diemer, Cassepied,
Chesslov, Chourmo, Cocovitsch, M.Ducourneau, N.Dupont, J.S Graindorge,
Jaymz, Ph.Kesmaecker, P.Lainé, F.Priour, Prométhée, Royalkew, Sissa.
Et enfin à Dany Sénéchaud de m'avoir un peu forcé la main pour mettre
tout ça en forme à l'occasion de son colloque Jeu d'Echecs, Arts
et Sciences Humaines, Poitiers, 2002
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