Car Blanc et Noir sont coulés l'un dans l'autre, yin et
yang d'une même pulsation. Il n'est pas question d'égalité
entre eux mais de fécondation réciproque. Noir peut
jouer son jeu, Noir-féminin attend, reçoit, équilibre.
Noir-chaos. Noir a même rang que Blanc. Lui aussi porte-flambeau,
lui aussi dynamise. Blanc n'est rien sans Noir, en ce sens, ne veut
plus dire Noir n'est rien sans Blanc ni même plus son contraire.
Trop de poids ont pesé pour dicter à Noir sa tâche:
la défense strong-point, la patiente lutte pour la
nulle et autres foutaises dictées par le Prince immaculé
lançant la partie. De plus en plus, cette vision a conquis
les réflexes des joueurs d'Echecs, victimes à leur
insu d'une idéologie vieillotte qui a quitté les habits
de la croyance pour s'insinuer, pas tant dans la pensée logique,
pas tant dans la pensée scientifique, que dans le mental
même, le mental oublieux de son origine physique, le mental
et ses morbides certitudes du "c'est comme ça".
L'ordinateur est le recours naturel pour une telle entreprise.
Car il n'est pas tant cet idéal de pensée parfaite
que le sans-corps. Or tout ce qui nie le corps - ne peut
que couper, uniquement couper. La base de données, par la
logique de son organisation donne de la réalité à
la démarche. La compilation abstraite d'un maximum de renseignements
se rapportant au champ d'étude concerné est classé
analytiquement, en considérant en réplique d'un coup
blanc une succession de coups noirs allant du plus faible au supposé
plus fort; et de même par la suite des coups blancs (c'est
également la typologie des Encyclopédies et de ses
ramifications). Or, si cet angle est certes possible et rend ses
services, c'est le caractère exclusif d'une telle taxinomie
qui est pervers: au point que le mode de raisonnement y est focalisé,
s'est restreint à cette unique optique pour frapper de désuétude
et d'inanité tous les autres; pas tant son inverse d'ailleurs
("c'est la même chose puisque c'est le contraire",
dirait Jarry) que tous les bonds de la pensée et leur irréductible
unicité.
B12, C33, D44: parcelles d'un sens lui-même réduit
à 500 monades. Monades non nomades verrouillées dans
leur non-communication, illusoires entités peuplant d'une
existence fantomatique les piles de livres échiquéens
rongeant la tête de chaque joueur. Là encore le sens
de l'unité s'évanouit. "La carte du territoire
n'est pas le territoire". Les monographies ne remplacent pas
la vision d'ensemble et l'on a trop beau jeu de dire qu'elles sont
d'utiles compléments: personne ne le croit plus. Les transpositions
d'ouvertures deviennent alors des marques de subtilités:
dérisoire quoique souvent couronnée de succès
tentative de montrer à l'autre qu'on ne joue pas aux Echecs
avec seulement des références bien ordonnées.
A quoi en sommes donc réduits ? A chercher quelques nouveautés
théoriques fracassantes, de préférence ayant
fait une sortie récemment et n'ayant pas bénéficié
d'une promotion marketing telle que l'adversaire du jour ait pu
en être informé ? Jeu de pièges. Mais
qui sont les vraies victimes ? Qu'y avait-il dans nos premiers pas
aux Echecs qui pût nous fasciner à tel point pour que
nous en devenions passionnés ? Quel était le ressort
? Comment le faisons-nous jouer maintenant ? Et vous, blasés
de l'échiquier, qui n'en avez même pas conscience depuis
le fort de la compulsion sans frein, entendrez-vous seulement ces
paroles ?
Sous les pierres mortes, il n'y a rien d'autre qu'un désir
en quête de forme.
La partie, qui suit, fut jouée il y a bien longtemps. Ne
cherchez pas, il n'y a pas d'ouverture. Il y a des premiers coups
et une suite.
Carl Hamppe - Philip Meitner
Vienne 1872
1.e4 e5 2.Cc3 Fc5 3.Ca4
Fxf2+!? 4.Rxf2 Dh4+ 5.Re3!
sinon le Cavalier en a4 est perdu.
5...Df4+ 6.Rd3 d5! 7.Rc3!
l'attaque-éclair du camp noir force les Blancs à poursuivre
leur randonnée.
7...Dxe4 8.Rb3 Ca6
menaçant du mat peu fréquent 9...Db4#!
9.a3
pour jouer simplement 10.Cc3 et 11.Ra2 avec une pièce de
plus.
9...Dxa4+!!
un coup tout simplement extraordinaire!
10.Rxa4 Cc5+ 11.Rb4 a5+!!
poursuivant dans la même idée: amener le Roi blanc
au contact.
12.Rxc5 Ce7
menace tout naturellement 13...b6+ et 14...Fd7#.
13.Fb5+ Rd8 14.Fc6!
permet au Roi de fuir vers a4, sans que ne surgisse un
mat par Fd7.
14...b6+ 15.Rb5 Cxc6
16.Rxc6!
sur la penaude retraite 16.Ra4? alors 16...Cd4 précède
un mat imparable par 17...b5.
16...Fb7+!!
la pointe magnifique, qui permet une nulle incroyable.
Les Blancs ne peuvent prendre par 17.Rxb7? car 17...Rd7 18.Dg4+
Rd6! mène au mat avec 19...Thb8!
17.Rb5 Fa6+
s
18.Rc6!
18.Ra4? Fc4! et l'on ne peut rien contre 19...b5#.
18...Fb7+! ˝-˝
et nulle par échec perpétuel. Renversant,
non ?
"La seule partie légitime est celle
qui n'admettrait de part et d'autre que des coups n'ayant jamais
été joués." André Breton
In Gambisco, n° 65, janvier 1996
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