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Mieux jouer aux échecs
Nouvelles de Rodolphe Prévot
« Echecs et mots »

1.   Deux pour le prix d’un

             Le 1er septembre 2012, tous les aficionados du roi des jeux pourront mater, pour dix yuan ( la monnaie alors en cours à cette époque de globalisation non lointaine), sur le petit écran internet de leur portable, un vieil homme se dresser sur l’arête escarpée d’une colonne basaltique, cernée de fumeroles blanches, à la pointe la plus septentrionale de l’Islande.

             Cet homme déploiera lentement son corps : souliers vernis blancs, pantalon noir, veste encore impeccablement immaculée malgré les exhalaisons fétides et menaçantes de l’environnement, cravate noire sous une longue barbe blanche, visage livide, regard sombre, minéral.

           Au bord du précipice, comme un roi en h8, au bout de la grande diagonale(1), cet homme ne verra plus ce qui se joue en bas, depuis la nuit des temps : eau contre feu, magma noircissant au contact de la mer qui bouillonne et blanchit sous son écume volatile. Il ne verra plus le spectacle de cette bipolarisation naturelle livrée en pâture aux internautes, car son regard sera déjà rentré en lui.

             Alors, il tendra ses bras comme deux banderilles : l’un vers l’ouest, accusateur et menaçant, vers ces Etats faussement Unis, qui, après l’avoir porté aux gémonies, l’auront condamné si longtemps à un exil forcé; l’autre vers l’est, provocateur et désinvolte, vers l’Empire soviétique démembré qu’il aura toujours combattu seul.

             Ce Merlin, ce Gandalf, ce Dumbledore(2) tiendra longtemps cette pause, tel l’Atlas des Grecs portant l’Ancien monde sur ses épaules. Il tiendra cette position, malgré le siège du vent qui risquera de le faire tourbillonner sur son socle, malgré le poids de ses bientôt soixante-dix hivers, malgré l’Oeil  impudique de milliers d’internautes fanatiques braqué sur lui.

             Alors, dans un intime effort ultime de concentration, il se souviendra :

Reykjavik 1972 ; troisième partie : une bombe volcanique vient d’atterrir en h5. Ni le jeune

Tsarpov, 21 ans, papillon fébrile autour de l’échiquier du staff soviétique dans la salle d’analyse, ni le jeune Tsarparov, 9 ans, réveillé subitement en pleine nuit à Kabou, dans sa chambre d’enfant, par le fracas planétaire du pion en h5 joué par le maître des forges(3) ; ni l’un ni l’autre n’auraient pu envisager ce coup hors normes, prélude à une coulée pyroplastique ravageant les défenses de Spasmsky.

              La mémoire du champion s’emballera, comme dans un dernier blitz :

Brooklyn 1949; alors que sa mère a convié à un thé mesdames Zeitnitz et Tsarparova, afin de les mettre en garde contre la passion monomaniaque de leurs rejetons, pour déplorer leurs veuvages précoces ou encore la lâcheté des hommes et pour trinquer à la vitalité du complexe d’Oedipe, à l’école où il s’ennuie déjà, le petit Robby a ouvert sa boîte de Pandore empruntée à sa soeur Joan, constituée de 32 figurines et d’un plateau appelé “échiquier”. En cachette, il a commencé à jouer de subtiles mélodies et à s’enivrer de leur parfum inodore pour les autres. Il vient de comprendre que c’est pour la vie, que c’est là SA vie ; les mères auront beau trinquer, elles n’y changeront rien.

            Robby s’approchera encore du gouffre, de manière imperceptible, sauf pour les internautes qui saliveront d’impatience, “panem et circem”(4) : rien ne changera donc jamais...

Mais il tiendra encore debout alors que sa vie défilera et se défilera. Qu’ira-t-il faire ?

Qu’ira-t-il défaire ? Il se souviendra.

Il se souviendra d’avoir pleuré en lisant La défense Loujine de Nabokov, en russe ! Il avait douze ans et ce livre avait été pour lui comme une prémonition de sa mort. Loujine quittant le jeu sur son balcon/Sicher au bord du gouffre en Islande. Rien n’est écrit pourtant, sinon dans les livres qui vous transforment en ce que vous devez devenir.

          Les internautes tchateront et piafferont : “ Sa kommenz à èt longué; kant ès ki va défié Dieu, le Robby ? on en veu pour not’ argent ! Remboursé !” Mais Sicher, sûr de lui, impassible, tiendra sa position, tout à ses souvenirs, qui, ne le dit-on pas, affluent et défilent au moment de mourir ?

Le match de 1992 ; l’effondrement du mythe. Une parodie pathétique de “championnat du monde” ; la moue dédaigneuse et lucide de Tsarparov, alors au faîte de sa gloire et de son renom gagné sur l’échiquier depuis 1985 en de rudes combats. De l’argent frais pour la retraite ; de l’argent sale pour les puristes. Des parties entachées de trop de faiblesses, hormis peut-être la première. Le match de trop et déjà les sarcasmes des premiers internautes.

          Au moment où Sicher irait enfin sombrer dans les ténèbres chaotiques de la mer d’Islande, poussé par la honte et les remord, par l’orgueil aussi de redorer le blason de son mythe devenu bien miteux, un homme apparaîtra derrière lui, un bras se tendra, pour le retenir ou l’accompagner, - qui sait ? -, son seul adversaire et véritable ami : Robis Spasmsky.

           Alors, à la grande joie malsaine des internautes, les deux vieillards dévisseront ensemble de la falaise, et si la caméra de l’hélicoptère zoomera et s’attardera longuement sur la chute de ces deux colosses, elle ne pourra toutefois pas discerner ce que les internautes ne verront pas et que seuls nos lecteurs auront le privilège de partager avec le narrateur : le sourire complice et serein de deux hommes apaisés de pouvoir enfin sortir du jeu.

_____________

(1) C’est la diagonale noire qui traverse tout l’échiquier de a1 à h8 ; la case h8 est donc à l’angle supérieur droit.

(2)  cf. Cycle Arthurien ; matière de Bretagne ; Le Seigneur des Anneaux de Tolkien ; Harry Potter de J.K Rolling

(3)  Une allusion à Héphaistos et implicitement à Voyage au centre de la terre de Jules Verne puisque qu’il y a correspondance entre l’Islande et la Sicile via les volcans.

(4) “Du pain et des jeux” en latin.

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2.   L’addiction, s.v.p.

          “150 000 parties en quatre ans, mesdames et messieurs les jurés ! Je vous demande de considérer avec moi ce que cela représente en moyenne : 37 500 par mois, 781 par semaine, 112 par jour et 4 ou 5 parties à l’heure, à condition de ne pas dormir évidemment !

Vous comprendrez mieux, mesdames et messieurs les jurés, qu’une telle folie meurtrière ait pu s’emparer d’un individu fragilisé par l’addiction à cette passion dévorante qui va peu à peu au fil des années lui faire perdre vingt kilos : quand s’alimenter ?, son travail : quand travailler ? ses amis : quand les recevoir ? sa famille : quand s’en occuper ? et plus grave encore, ses principes d’humanité :  à quoi bon et envers qui les exercer ? Vous comprendrez mieux qu’il ait pu commettre ce geste irréparable parce qu’il n’a plus toute sa raison, en dehors de celle qui s’est spécialisée dans les déplacements ultra rapides des pièces qu’il manipulait sur l’échiquier virtuel de ses jours et de ses nuits...”

         Le réquisitoire du procureur de la République avait un effet soporifique sur ma conscience. Dans le box des accusés, loin de déclencher en moi la culpabilité ou le remord escomptés, il me procurait une douce sensation de somnolence propice à la rêverie et au souvenir...

         Avant tout cela, j’avais pris l’habitude d’aller au club, tous les lundis. Il avait fallu s’habiller, se laver un peu, là où ça pue, car il n’aurait pas fallu déconcentrer l’adversaire par ses effluves; cela n’aurait pas été convenable, éthique. J’avais l’habitude d’arriver vers 20h30.

            Quelques joueurs étaient déjà attablés et commentaient parfois lourdement quelques mauvais coups incongrus. Tous les clubs regorgent de types qui nous obligeraient à porter des boules quiès si les colonnes centrales de l’échiquier étaient des cordes d’instruments à vent. Ca jouait à pousse qui peut, kibbitz, patates, poireaux (1). “A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire”. Pour la plupart, ce n’était qu’un jeu, une occupation, un hobby. J’aspirai déjà à des joutes plus épiques, plus équilibrées et plus silencieuses, malgré le fracas des pièces et des cases, où seul le tic-tac de la pendule de compétition aurait un droit de réponse.

 L’avocat de la défense ne fut pas plus palpitant que son confrère ; sa plaidoirie cousue main ne sembla pas titiller outre mesure la compassion des jurés ; quelques extraits épars :

       “... Avant de juger cet homme, pensez à son enfance brisée par la carence du modèle paternel... Pensez qu’il a agi sous l’emprise d’un délire de persécution, même si les experts psychiatres n’ont pas écarté sa responsabilité pénale qui le conduit aujourd’hui aux assises de ce tribunal... Prenez en compte, mesdames et messieurs les jurés,  les signes précoces chez l’accusé d’une santé mentale fragile et d’une sensibilité exacerbée. Ne lui faites pas payer trop lourdement l’addition réclamée par l’accusation... Soyez indulgents envers cet homme qui s’avère être autant victime que coupable...”

              J’ai cessé d’aller au club à l’ouverture du cybercafé. Mon R.M.I.(2) suffisait à payer mon abonnement, ma chambre et les pommes que je mangeais toutes les 6 heures environ.

Ma chambre était située juste en face du café ; j’y allais aux heures de fermeture pour y dormir

et m’y laver un peu ; j’y lisais aussi accessoirement, mais la lecture me fatiguait vite, de même que toute autre activité en dehors des échecs sur ordinateur. J’avais la fierté d’être devenu en quatre ans le joueur le plus acharné du site, premier du top 5 des accros, loin devant “la teigne”, “la tique”, “le morpion” et le “zombie”(3) qui ne totalisaient à eux quatre que 140 000 parties  au compteur du site, soit 10 000 de moins qu’à moi tout seul.

 En tant que meilleur client, j’avais quelques privilèges : le patron m’avait donné un fauteuil plus confortable que les autres et m’avait isolé des autres cybernautes, afin de ne pas perturber ma concentration. Je disposais par ailleurs d’un casque anti-bruit et de lunettes teintées afin que mes yeux puissent supporter sans mal des heures durant la nocivité de l’écran. J’avais acquis une si grande dextérité dans le maniement de la souris qu’il m’arrivait d’arnaquer(4) des cadors à 2 300 (5) et plus dans des parties à cadence (6) adrénalitique : une ou deux minutes maximum par joueur. Sans faire partie des meilleurs, j’étais connu dans ce monde et une reconnaissance sociale, fut-elle virtuelle, m’était enfin accordée. Je me sentais utile à la communauté des marginaux, qui comme moi, chercheraient toute leur vie d’éphémère un sens à la vie.

      Le temps était venu des témoins à charge. La voix de poissonnière de la colocataire de la victime m’avait sorti de ma douce rêverie.

      “ Il s’est retourné et il l’a plantée, ce malade, sans aucune raison! Des salauds comme ça, monsieur le Président, faudrait les passer au grille-pain, leur arracher les couilles !...”

      Il avait fallu la calmer. Elle se serait jetée sur moi, comme l’autre, du haut de ses guiboles interminables, montées sur des pointes à vous percer le cœur et le reste.

      Le soir de l’élimination de la dame, j’étais dans un état d’excitation redoutable : les défis s’enchaînaient sans que je perde une seule partie. J’avais la baraka, la force, la niaque, et mon elo grimpait au fil des heures à des hauteurs stratosphériques : 2 000, 2 050, 2 100, 2 150, le compteur semblait s’emballer ; j’allais connaître l’ivresse des sommets ; je sentais l’adrénaline gonfler tout mon être. Tant pis pour ceux qui ce soir-là se mettraient en travers de ma route vers Caïssa(6).

      C’est alors que j’entendis derrière moi des bruits, d’abord diffus, puis de plus en plus menaçants. Il y avait là une chaîne de (mor)pions goguenards au centre de laquelle on entendait les feulements d’une reine de la nuit. Ils étaient venus pour moi, monsieur le Président ; pour me mater, me narguer, me soumettre à la tentation de la chair, me tirer de mon ivresse qu’ils jalousaient, ne goûtant que des plaisirs communs, triviaux, ne satisfaisant que leurs appétits brutaux.

Elle se mit à frotter son sexe gonflé contre mon dos, sous les encouragements des autres, elle me glissa des mots cochons dans l’oreille. J’essayai de me débattre et de me concentrer sur

ce que j’avais de plus précieux, mon précieux !(7), monsieur le Président. Mais la chair de la femme m’enveloppa bientôt au risque de m’étouffer. Je fis alors ce que je devais faire : je tailladai cette chair molle et blanche de plusieurs coups de couteau. La chaîne de pions se brisa, affolée, et je pus, l’espace de quelques instants, retourner à mes parties en cours et honorer mes adversaires d’un jeu sans compromission, tandis qu’une flaque de sang se répandait sous mes pieds.

            Je ne demande qu’une chose maintenant : aller passer ma vie en prison et continuer à jouer sur mon ordinateur. Voilà pourquoi j’ai ce sourire tranquille, apaisé, qui semble faire dire aux journalistes et aux témoins que je ne suis qu’un monstre dénué de tout sentiment de remord, de culpabilité. Ils me mettront la peine maximale si je garde ce sourire sur mon visage, et c’est ce que je m’efforce de faire depuis que je siège à ce procès et dans ce tribunal.

_____________

(1) Tous ces termes sont de l’argot du microcosme échiquéen ; ils désignent de manière péjorative la galerie des faibles joueurs dont nous trouverons une évocation sociologique et je l’espère humoristique dans une nouvelle ultérieure.

(2) Revenu Minimum d’Insertion : il s’avère qu’un assez grand nombre de compétiteurs “ratés” utilisent cette forme d’assistanat social pour continuer à se livrer à leur passion ravageuse.

(3) Pseudonymes des internautes abonnés sur les sites de jeux. Les “visiteurs” n’ont droit qu’à des numéros.

(4) aux échecs aussi on peut bluffer son adversaire, et pas seulement en partie éclair (ou “blitz” en jargon échiquéen) : voir le match Tal-Botwinnik  de 1960 ; 6ème partie.

(5) Il s’agit du classement des joueurs d’échecs, inventé par Arpad Elo. Un joueur à 2300 est un candidat maître, en cadence lente, et un très fort joueur, sur les sites de jeu à cadence rapide.

(6) Les statistiques récentes montrent une propension croissante de beaucoup de joueurs à  défier les autres à des cadences folles où l’objectif n’est évidemment pas la qualité du jeu mais d’avoir sa dose quotidienne d’adrénaline.

(7) Allusion au Gollum du Seigneur des Anneaux et de son addiction à l’anneau de Sauron.

 

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3.   “Dictes moy ou n’en quel pays...” (1)

         Dans le grand château d’Amboise, la petite Charlotte de Savoie, quatorze ans, a bien du mal à porter son ventre trop lourd. Elle va perdre son enfant. Son mari, le roi Louis X1, est à ses complots. Mariée de force à douze ans, elle a l’intelligence et la force de caractère de ne plus se satisfaire de sa condition de porteuse d’héritier potentiel. Au milieu de sa grande chambre froide qui donne sur la Loire que la brume et le givre rendent morose en cette journée d’hiver, elle vient de lancer rageusement à l’autre bout de la pièce un manuscrit du Liber de Moribus de Jacques de Cessoles, écrit en 1315 et copié un peu partout par des moines à l’usage des cours européennes.

            Nous sommes en 1454, et cette évocation du jeu d’échecs comme allégorie de la Cité féodale lui procure la nausée, à moins que cela ne soit son ventre déjà porteur des stigmates de la mort. Plus que tout, elle ne supporte plus les devoirs et très accessoirement les droits édictés par ce moine dominicain du siècle passé. Il n’y est question que de chasteté, de soumission au roi, et la femme y est là encore bafouée et humiliée.

Extraits :

“...Mais il faut que la reine soit chaste, docile, issue d’une bonne famille et soucieuse de l’entretien de ses fils ( encore faudrait-il qu’ils vivassent ! ; n.d.r). Sa sagesse ne doit pas seulement se manifester dans ses gestes  mais aussi dans ses paroles, surtout lorsqu’on lui confie un secret qu’elle doit refuser de livrer aux autres. Cela est pourtant contraire à la nature des femmes...”

        Elle n’a pas le pouvoir de modifier son destin de mère porteuse, mais qu’au moins

l’on ne l’humilie pas davantage en la représentant comme un sous-fifre de l’échiquier. Il était

grand temps de changer les règles du jeu et elle userait de son statut et de son influence dans les cours d’Europe afin de s’y employer sans relâche.

       Elle ne supportait plus le rôle ridicule et mesquin joué alors par la reine sur l’échiquier :

            “... La reine ou la maîtresse qui est dite “ferz”(2) s’avance et prend de biais parce que l’espèce féminine est très avare. Tout ce qu’elle prend, à l’exception de ce qui lui est donné par pure grâce relève du vol et de l’injustice...” pouvait-on lire ailleurs.

        Elle souhaitait en premier lieu une modification onomastique : fini le “ferz” persan,  en usage depuis le retour des croisades au XIème siècle. Elle se souvint d’avoir lu dans un manuscrit en langue d’Oc le point de vue, trois siècles auparavant, de la grande Aliénor d’Aquitaine qui s’était étonnée que l’on conservât cette désignation exotique et hérétique pour

l’une des pièces maîtresses d’un jeu qui allait inévitablement s’occidentaliser.

        Elle voulait que le pouvoir de la reine redevienne celui qu’il était dans la littérature courtoise et tout particulièrement dans les romans de Chrétien de Troyes, où les exploits de Palamède(3) et ses parties disputées contre la Dame de son cœur tempéraient quelque peu toute la mélancolie attachée à sa condition. Il y aurait bien quelqu’un, parmi les spécialistes du jeu, elle le connaissait, pour entendre sa requête et imposer à la face du monde les deux grandes réformes pour lesquelles toute son énergie serait mobilisée : remplacer le nom de “reine” par celui de “dame” et modifier la marche de cette pièce afin de la faire rayonner sur tout l’échiquier, comme afin de faire mentir Jacques de Cessoles.

          Alors, ne pouvant s’asseoir à son boudoir à cause du ventre que lui a fait porter le roi, elle appelle sa chambrière et sa suivante et lui dicte cette lettre(4) adressée à son cousin par alliance, seigneur d’Aragon, Luis Ramirez Lucena, qui restera à jamais connu des amateurs éclairés pour sa célèbre “position de Lucena”, classique des finales de tours.

         “ Amboise, le 24 janvier de l’an de disgrâce mil quatre cent cinquante quatre,

                                Mon très cher et très érudit cousin,

        La charte d’amour est bafouée par les hommes et mon cœur saigne comme dans ce rondeau de Christine de Pisan(5) :

                    “...Source de plour, rivière de tristece

                      Flun de douleur, mer d’amertume pleine

                      M’avironnent et noyent en grand peine

                      Mon pouvre cuer qui trop sent de destresce...”

      Cette détresse me vient de l’abandon dans lequel je suis laissée. Je parle au nom de toutes les jeunes vierges engrossées si prématurément que nous en avons perdu la joie, l’insouciance

et la douceur de notre enfance. Nous ne sommes devenues que des ventres à garçons, des génisses en gestation.

       Faites-nous, mon ami, du moins symboliquement, la joie de redorer notre blason au jeu des échecs. Redonnez-nous la puissance qui fut la nôtre jadis, au glorieux temps des croisades, quand les grandes dames de nos cours administraient les affaires, ourdissaient manœuvres et alliances, tandis que leurs seigneurs et serviteurs apportaient la Sainte parole en terre hérétique, arborant au poignet ou au col une soierie parfumée de la dame de leurs pensées.

        Je connais, cher cousin, votre intérêt pour ce jeu magnifique, vos compétences et votre pouvoir en ce domaine. Modifiez-en les règles et fixez-les dans un traité que vous rédigerez et que nos moines copieront dans toute la chrétienté.

 QUE LA REINE REDEVIENNE UNE DAME !

        Je compte sur vous et je vous suis bien obligée,

         Votre cousine mal-aimée,

                                                                             Charlotte “

       La requête de la jeune Charlotte ne fut pas adressée en vain à Lucena. Emu par sa missive, il ne put malheureusement pas s’atteler de suite à la tâche, trop occupé qu’il était par la gestion de ses affaires et de son domaine. Son traité parut en 1496, soit treize années après la mort presque anonyme et dans l’indifférence générale de celle dont la langueur fut à l’origine du changement le plus décisif dans l’évolution du jeu vers sa forme contemporaine : le déplacement illimité de la Dame sur les diagonales, les colonnes et les rangées, la faisant rayonner sur tout l’échiquier et lui conférant le statut de pièce maîtresse du combat échiquéen.

_____________

(1) Premier vers célèbre du poème de François Villon chanté par Brassens : la “Ballade des dames du temps jadis”

(2) Appellation latine du “vizir” arabe, ancêtre de la “régina” qui donnera elle-même naissance à la “Dame“grâce à notre personnage.

(3) Dans les légendes arthuriennes, Palamède, compagnon d’armes de Lancelot, porte un blason  qui est un échiquier noir et blanc; il livre d’interminables parties avec la Dame de ses pensées.

(4) Pour des raisons de commodité de lecture, j’ai traduit la lettre  en français contemporain.

(5) Poétesse du quatorzième siècle.

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4.   Une partie décisive

                 “ Nous vous connaissons, terriens. Depuis notre planète sans nom, depuis notre planète sans nous, nous vous observons depuis l’aube de votre ère. Une seconde de notre temps vaut cent années de votre vie. Nous avons vu vos ancêtres se redresser peu à peu et

se répandre sur votre monde. Nous avons entendu le vacarme de vos forges, les cris de vos femmes et de vos enfants, la plainte sourde de votre sol pilonné par votre démence est parvenue jusqu’à notre quiétude qu’elle a perturbée. Nous vous avons entendu inventer des dieux de clémence et de courroux, pour conjurer votre peur de la mort, dieux aux noms desquels vous vous êtes déchirés, entretués. Certes, nous avons pu avoir, au fil de vos siècles,  un certain attrait pour vos oeuvres de l’esprit, déceler en certains d’entres vous l’altruisme nécessaire au progrès vers la connaissance et le respect de notre réalité commune : ce que vous nommez la “vie” .

            Mais que de massacres, de souffrance, de morts, de barbarie, que de menaces pour les autres espèces que votre folie expansionniste a éradiquées de votre propre terre! Vous êtes sur notre liste rouge, en bonne place parmi les monstres dégénérés qui peuplent l’univers.

                   Si aujourd’hui nous nous adressons à vous, c’est parce que notre étoile va bientôt se dilater, pour aller vers sa croissance de géante rouge. Dans cent mille ans de votre temps - très peu pour nous - notre planète aura disparu et nous aurons dû pour survivre trouver un autre monde, où l’oxygène et l’eau nous permettront de préserver notre espèce, notre culture et ces valeurs par nous partagées et que vous avez tant de difficultés à développer sur votre terre.

                  Il y a peu de mondes, tous comptes faits, compatibles avec le nôtre dans notre galaxie. Vous l’ignorez encore, mais cette vie que vous dilapidez dans l’inconscience de votre immaturité est encore plus précieuse que vous ne sauriez l’imaginer. C’est la raison pour laquelle nous ne sommes pas comme vous, une espèce belliqueuse. Nous n’avons pas l’intention de vous supprimer comme vous l’avez fait pour plus de la moitié de la diversité animale qui peuplait jadis votre terre. Cependant, il nous faudra choisir rapidement entre trois ou quatre destinations, dont la vôtre. Notre conseil se réunira pour prendre sa décision à la fin des trois ou quatre parties que nous allons engager avec nos destinations probables.

                   Dans un rayon de quatre à cinq de vos parsecs, nous lançons avec nos destinataires trois ou quatre parties d’échecs simultanées. Ce jeu qui vient chez vous du Shatranj hindou n’a pas fleuri seul dans l’esprit d’un homme, mais son origine, tout comme les premières briques de bactéries apportées sur votre sol par les comètes et les astéroïdes, vient d’un espace lointain. Nos voyageurs galactiques l’ont répandu sous différentes formes et à différents stades de l’évolution des espèces belliqueuses. Leurs règles ont été suggérées à leurs auteurs par des rêves instillés par nos explorateurs; elles ont ensuite suivi vos propres routes. Nous pensions alors que ce jeu de la guerre vous dissuaderait de la faire pour un oui ou pour un non, puisqu’il transitait alors par toutes les cours des aires civilisées; sièges de tous les pouvoirs sur les autres créatures et qu’il finirait, à notre sens, par abreuver l’inextinguible soif de conquête de vos seigneurs. Nous nous sommes trompés. Il n’en est devenu le plus souvent que le funeste et arrogant symbole...

                     Puisque chacun de vos coups mettra environ vingt de vos années à nous parvenir, nous vous proposons une séquence, selon vos règles internationales en vigueur aujourd’hui. Nous vous laissons le trait et nous vous faisons don du pion a7(1). A vous d’en profiter. 1.e4 c5 2.Cf3 d6 3.d4 cxd4 4.Cxd4 Cf6 5.Cc3 g6. Cette suite de coups que vous avez dénommée à juste titre “la variante du dragon” vous permet d’économiser deux siècles de réflexion. Vous pouvez bien entendu faire tourner vos super-calculateurs et mettre à contribution la science et l’intuition de vos plus grands champions. L’ego de M. Kasparov serait sans doute flatté de travailler au succès lointain de la première rencontre avérée entre l’être humain et des créatures “extra-terrestres” selon vos propres dires. C’est à souhaiter, afin que votre anthropocentrisme exacerbé diminue et cesse de créer des ravages.

                 Voici l’enjeu pour vous de cette partie : si vous perdez, nous tournerons notre attention vers d’autres mondes afin d’y cohabiter et d’y apporter notre savoir et notre sagesse et  nous vous laisserons à vos folies mortifères. Si vous faites match nul, nous nous contenterons d’une communication lointaine, ponctuelle, circonspecte et méfiante. Si vous gagnez la partie, alors nous vous choisirons comme terre d’élection et nous vous aiderons à fonder les prémisses d’une exploitation raisonnée des ressources  de votre système solaire, afin d’y développer la biodiversité qui caractérise encore aujourd’hui toutes les constellations non barbares de notre galaxie.

                 Cette nouvelle “Renaissance” pour vous passera par la mise en place d’une vraie démocratie, d’une véritable répartition des richesses et par la mise en oeuvre d’une éducation

et d’une écologie citoyenne et universelle. Nous serons les garants de ces objectifs auxquels il faudra vous plier sous peine de disparaître. Vous n’avez pas le choix car vous n’êtes à l’échelle cosmique qu’une espèce de passage. Soyez donc plus humbles et plus responsables.

Ne détruisez pas en quelques heures de notre temps ce que l’univers aura mis des milliards d’années du vôtre à construire.

                    Nous vous souhaitons une bonne réception de ce message de paix, et maintenant

que vos radio-télescopes s’apprêtent à nous localiser : oui, nous sommes bien sur cette “exoplanète”, invisible encore à vos petits yeux de taupes technologiques, qui gravite autour de l’étoile que vous nommez Epsilon Eridani dans la constellation d’Eridan.

                     Nous connaissons les secrets de la lumière, du son, et de la matière que vous dites “sombre” mais qui pour nous n’est plus opaque depuis bien longtemps. Nous pourrions également vous neutraliser très facilement, mais cela serait si contraire à notre éthique que cette idée est pour nous une abomination. Prenez très au sérieux notre défi; proposez-nous en retour une suite de coups si vous le souhaitez  et travaillez dès à présent aux valeurs de paix qu’ont semées toutes les civilisations de bonne volonté à travers la galaxie et l’univers. Mettez du sens et du poids dans l’adjectif “universel” que vous utilisez le plus souvent d’une manière réductrice.

                      Et à très bientôt de vos nouvelles ( l’humour aussi peut être universel !).

                             Les locataires d’Eridan.”

            Le message arriva si clairement dans les grandes oreilles du programme méga-séti, sans codage aucun et directement traduisible en anglais courant que l’on crût d’abord à un canular. Il fallut pourtant, après de multiples vérifications, se rendre à l’évidence; la preuve était faite en cette année 2007 que les humains n’étaient plus les seules créatures intelligentes de l’univers et qu’il conviendrait même dorénavant d’en rabattre, avant d’en découdre.

            La partie ne dura que cinq cents années terrestres;  elle ne put s’achever. En 2507, La folie destructrice de l’espèce humaine l’avait emportée sur sa raison. Un cataclysme bactériologique mit fin à ce qui aurait pu être sans doute la plus belle partie de l’histoire de l’humanité, compte tenu de l’enjeu. Il semblait que les noirs aient de sérieuses compensations pour le pion a7 donné : la colonne “a” ouverte compensait largement son absence, et, tout comme dans le gambit Benko(2),  la conjonction avec le fou-dragon en g7 rendait la position blanche délicate : les noirs exerçaient une pression positionnelle durable sur le jeu blanc, à l’aile-dame. On ne voyait pas d’attaque se dessiner sur l’autre aile afin de la contrebalancer, les humains ayant choisi prudemment le petit roque, effrayés par la colonne “a” béante.  La partie aurait sans doute été perdue par les humains, qui, malgré Kasparov à ses débuts, puis les super-calculateurs et tous les androïdes inventés après, auraient été livrés en pâture à leur destin funeste d’espèce prédatrice. N’ayons donc aucun regret pour elle.

           Le règne des insectes allait commencer sur terre, et d’ici quelques millénaires de notre temps, les locataires de la constellation d’Eridan pourraient venir en toute quiétude s’y installer : les colonies de termites blanches et de fourmis noires n’y verraient aucun inconvénient.

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(1) C’est le principe de la partie dite “à avantage” : le joueur présumé le plus fort joue avec un handicap : le trait, un pion, une pièce, etc. On se souviendra de la célèbre formule du premier champion officiel de l’histoire du jeu : W. Steinitz qui aurait défié dieu en ces termes à la fin de sa vie : “ Je rends un pion à Dieu, je le défie et je gagne la partie car je suis Wilhem Steinitz !”

(2) 1.d4 Cf6 2.c4 c5 3.d5 b5 ; célèbre gambit du nom du non moins célèbre Pal Benko.

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5.   Sacrifices de dames

       Je m’appelle Fourniquer(1). J’ai (d)efrayé il y a peu de temps la chronique pour une série de meurtres pour  lesquels on m’a sous-estimé. D’autres dames ont été prises; ils ne savent pas tout; des jeunes ou des moins jeunes,  des maigres,  des grosses,  des jolies, des  moches ; des blanches ou des noires ; peu  m’importe. Qu’allaient-elles faire seules sur ma route ? Ne savaient-elles pas qu’on ne s’aventure pas sans préparation préalable ? qu’il y a un grand risque de se faire attaquer et prendre lorsqu’on est loin de son camp, aventurée dans ma position ? Qu’ont-elles appris de leurs maîtres ? Pourquoi cette imprudence, cette provocation ? Pourquoi se trouvaient-elles là où elles me mettaient en demeure de les éliminer ?

Comment un fou comme moi pourrait-il contrôler ses pulsions de capture en présence de dames aussi naïves et inexpérimentées ?

       Ils ne m’ont pas soigné quand j’étais en prison pour exhibitionnisme, viols et pédophilie ; j’ai pu faire parler cet imbécile de Jean-Pierre(2) qui partageait ma cellule. J’en suis ressorti et j’ai pu mettre la main sur le butin du “gang des postiches” qui m’a permis d’acheter un petit château(3) à Donchéry dans lequel j’ai enfermé(4) mon épouse Monique, bien à l’abri des menaces extérieures. Lorsqu’ils m’ont pris, ils sont tombés sur mon carnet de partouzes, là où j’inscris certains de mes coups. Ils ont étalé tout cela dans la presse à sensations, sans aucune pudeur pour les victimes et leurs proches :

       “Isabelle Laville, 17 ans, disparue le 11 décembre 1987 à Auxerre ; Marie-Angèle Domèce, disparue le 8 juillet 1988 ;  Fabienne Leroy, d’une vingtaine d’années, disparue en août 1988 près de Mourmelon ; Jeanne-Marie Desramault, 22 ans, disparue à Saint-Servais (Namur) le 20 décembre 1989 ; Natacha Danais,13 ans, disparue vers le 20 novembre 1990 à Rezé, au sud de Nantes et dont le corps a été retrouvé poignardé sur une plage de Vendée le 24 novembre 1990 ;  Farida Hamiche, compagne de Jean-Pierre Hellegouarche, ancien co-détenu de l’assassin qu’il affirme avoir tué pour une question d’argent et avoir enterrée près de Rambouillet ; Céline Saison, 18 ans, disparue le 16 mai 2000 à Charleville-Mézières et dont le corps a été découvert le 22 juillet de la même année dans un bois de Sugny (Belgique), le 1er mars 2002 ; Mananya Thumpong, 13 ans, disparue le 5 mai 2001 à Sedan et dont le corps a été retrouvé dans un bois de Nollevaux (Belgique), le 1er mars 2002...”

       Il y en a des tas d’autres ! dans des trous, dans les bois; hors-jeu ! leur liste est assez incomplète ! Monique m’aidait bien à chasser dans ma camionnette, mon cheval de Troie, puis à rabattre et porter les corps raides et morts quand c’était fini. Nous formions un couple efficace. Elle était courageuse ; et je lui laissais regarder le jeu de la mise à mort dans le miroir de la pièce d’à côté d’où elle entendait les supplications inutiles des vierges à déflorer et à étrangler. Cela décuplait mon plaisir et le sien qu’elle assiste au sacrifice des jeunes dames. Et puis, elle a eu peur et elle m’a dénoncé. Je ne lui en veux pas; elle est la seule femme, hormis ma mère entendu, que j’ai réellement aimée.

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(1)Toute ressemblance avec le joueur d’échecs et assassin Fourniret serait volontaire et non fortuite.

(2) Hellegouarche

(3) A Sautou

(4) Personne ne voyait jamais Monique qui vivait sous l’emprise totale et la fascination morbide pour son époux.

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6.   Partie remise

            1.e4 : Tendu et livide, l’Irlandais John Mac Ecat. Il s’aventure dans la nuit noire, il est 23h50 ; il sait qu’il va lui falloir attendre longtemps dans cette position et guetter sa cible, en étant à l’affût, solide et vigilant. Il espère que les renforts ne vont pas tarder ; le combat va être rude. Il est comme l’éclaireur et le fer de lance de son gang. En face, les Siciliens s’organisent.

           1. ...c5 : A deux blocs d’immeubles de là, de l’autre côté de l’avenue à l’ouest, tout aussi tendu, mais sombre comme ses cheveux de corbeau que la gomina fait reluire sous les reflets de la pleine lune, le Sicilien de Palerme, Rico Alcinco, vient de se poster : il est 23h52.

Les deux jeunots s’observent sans bruit, comme des félins. Leurs couteaux sont rétractiles; les vieux de la Camora veulent l’emprise sur le quartier ; les Irlandais vont se battre pour maintenir leur voyoucratie locale ; leur chef O’Killy(1) s’en porte garant. Cela promet une partie serrée mais sanglante. Nous sommes à Boston en 1970 et la baston n’a pas encore commencé.

           2.Cf3 : Une Chevrolet blanche vient se garer à droite, derrière Mc Ecat. A l’intérieur, Fitzpatrick “le remuant” s’apprête à bondir dès qu’il le faudra ; il ne coupe pas le moteur. Minuit, l’heure “du crime”, vient de sonner.

           2. ...Cc6 : A son tour, un cabriolet noir se gare presque en silence juste derrière Rico, dans la petite rue perpendiculaire à la grande avenue qui va devenir bientôt le théâtre des premiers échanges. Il est 0h02, tout est étrangement calme.

          3. d4  cxd4 4.Cxd4 Cxd4  5.Dxd4 : Le compagnon de Mc Ecat, Doyle le rouquin, vient provoquer Rico, il est au contact ; les lames d’acier luisent sous la lune. Rico prend le dessus sur Doyle ; il est renversé par la chevrolet blanche de Fitz Patrick, elle-même prise en chasse par le cabriolet noir. Dolly la rouquine, qui s’est imposée dans le gang des Irlandais comme la tigresse du boss et son adjointe, arrive sur les lieux . Elle nettoie la place : “Quelle différence y-a-t-il entre le sang sicilien et le sang irlandais ?” se dit-elle, tout en rechargeant son magnum. Elle ajuste la chevrolet noire qui fonce sur elle et fait exploser la tête de son pilote ; elle répond alors : “le sang des bouffeurs de spaghetti se répand plus facilement”. Il sort de lui-même de l’air de jeu, en allant s’écraser et disparaître derrière un parapet sans importance pour notre récit. Cette séquence n’a duré que quelques minutes. La guerre des gangs peut continuer.

           5. ...Dc7 : Va t’on assister à un règlement de comptes entre femmes ?  La Donna  Calabresa vient d’apparaître de l’autre côté de l’avenue, un peu en retrait de l’endroit stratégique et névralgique où se trouvait son fils Rico. Comme une louve blessée à mort, elle hurle sa colère et son désespoir. Déjà parée pour le deuil d’un long fourreau noir, assoiffée de vengeance, elle se tient prête à la riposte, le flingue chaud dans sa main crispée et moite.

           6.Fc4 : Bishop l’impétueux vient se placer tout près de Dolly. Son idole est le joker

joué par J. Nicholson dans les films de Batman. Comme lui, il apporte dans le gang sa folie et l’incongruité de son comportement peut toujours surprendre l’adversaire.

            6. ...e6 : Rocco avance à son tour d’un pas dans la nuit noire ; il couvre le boss, réfugié à l’arrière et qui observe tout cela sans broncher, assis tranquillement dans son fauteuil aux accoudoirs confortables.

            C’est à ce moment là que les quatre guetteurs, véritables tours de contrôle, postés aux angles du carré de béton à l’intérieur duquel devait continuer la boucherie, donnent l’alerte : les cops arrivent de toutes parts pour cerner le quartier. Il faut décamper en vitesse. Il est 0h23.

            La partie est remise : l’honneur sauf : deux morts partout ;  personne n’a perdu, pour le moment...

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(1) Une allusion discrète au GMI Albéric O’Kelly de Galway qui fut, lui, un gentleman des échecs !

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7.   L’automate du malaise

             J’ai été “inventé” en 1769, par le baron Kempelen, “gentilhomme de Presbourg”, en Hongrie. Je fus ensuite vendu à mon maître actuel, M. Maelzel, qui m’a exposé, à son plus grand profit, dans la plupart des villes d’Europe et des Etats-Unis. Partout, j’ai excité la plus vive curiosité, et de nombreuses tentatives ont été faites pour pénétrer le “mystère” de mes mouvements.

                  C’est toujours la même routine. Quand mon maître commence à ouvrir la porte 1 de ma caisse, je dois sans bruit me réfugier derrière la porte 2. La galerie ne voit que roues et pignons mécaniques ; je l’entends pousser des grands “hoooo !!” admiratifs. Lorsqu’il approche la bougie puis ouvre les compartiments 2 et 3, puis accomplit ses tours de passe-passe visuels grâce aux jeux de miroirs qui tapissent ma structure interne, je grimpe dans le costume rigide de mon Turc. L’assistance médusée n’y voit que du feu, des roues et des pignons ou autres parties mécaniques, si bien que l’opinion la plus communément admise est que je ne suis qu’une machine à jouer aux échecs, sans aucune trace d’intervention humaine.

            J’ai fini moi-même par admettre cette idée. Ma non-existence aux yeux des autres a fini par devenir mon statut à mes propres yeux. Je me suis auto-maté. Aussi, suis-je resté dans l’ombre toutes ces années, ne recherchant que le coup le plus juste sur l’échiquier, comme une vengeance réclamée par l’indignité de ma condition  fantomatique. A travers la poitrine de l’automate, grâce aux bougies du maître, je peux me concentrer sur la partie et manoeuvrer son bras gauche et ses doigts pour saisir et déplacer les pièces. Je suis son âme, puisque j’ai perdu la mienne et mon identité, lorsque j’ai accepté les termes de cette monumentale supercherie. J’ai remplacé Schlumberger(1) à sa mort et pour ne pas éveiller les soupçons, je dois vivre dans une malle, fort confortable au demeurant, à lire et étudier la littérature échiquéenne, quand je ne suis pas dans le corps de l’automate, de sorte que personne ne me voie dans l’entourage de M. Maelzel, entre les exhibitions.

                Lorsque j’ai perdu contre le grand Philidor(2), en 1793, au café Procope, le maître m’a tant battu que j’ai cru mourir. Lorsque j’ai battu le jeune Bonaparte en 1809 à Vienne, il ne m’a pas  même remercié. Je suis de constitution fragile : un “lilliputien”, comme ils disent. Si mon cerveau est plutôt bien organisé pour jouer aux échecs, qui voudrait de moi autrement que comme mascotte, animal de foire ou de compagnie ? Je suis trop faible et trop asocial pour mener une existence ordinaire et autonome. Je me suis donc habitué, pendant toutes ces années, à n’être que le faire valoir et le bouc émissaire de mon maître.

               Aujourd’hui, au soir de ma vie, je vais enfin me libérer de cette servitude, par le feu, grâce à ces bougies qui auront permis à mon esprit de ne pas sombrer, hélas, plus tôt, dans une folie destructrice qui m’aurait préservé de la passion pour le jeu des échecs.

               Aujourd’hui, mon ancien maître est mort, mais mes souffrances n’ont pas cessé depuis que son frère Leonhard, mon nouveau maître, a repris l’affaire autrefois juteuse du Turc. Qui plus est, depuis qu’un écrivain américain a écrit sur moi une nouvelle en 1835, plus personne, dans les cours des pays civilisés, ne croit à la “magie” du Turc. Nous nous produisons dans la boue, sur des foires populeuses et minables où l’on nous jette quelques sous par pitié.

               Il est grand temps de mettre feu à tout cela.(3)

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(1) Tout ceci est raconté en détail dans “l’automate de Maelzel”, Histoires grotesques et sérieuses, E. A Poe, traduit par Baudelaire, en 1835. Notre anti-héros a remplacé un premier homme de petite taille qui se cachait dans l’automate.

(2) François André Danican Philidor qui fut, outre  un remarquable compositeur, le plus grand joueur et théoricien d’échecs du XVIIIème siècle.

(3) On sait que l’automate fut détruit dans un incendie ; on en connaît maintenant la cause.

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8.   Au club

            J’arrivai en retard ce soir-là et je pus contempler et méditer devant la jolie rangée très balzacienne de mes collègues déjà attablés. Au premier plan :

le sympathique, seul pour le moment, en attente d’un adversaire qui ne saurait tarder.

            “On en fait une petite ?”

            Edmond commençait invariablement son invitation à jouer en ces termes chaleureux, quelque soit l’adversaire du jour. Retraité de la marine marchande, il avait gardé dans les yeux toutes les étoiles des cieux sous lesquels ses bateaux avaient écumé les océans. On retrouvait cette propension au voyage dans son style lunatique et dans les mouvements de ses pièces. Lorsqu’il se retrouvait ballotté par la forte houle adverse, il gardait son sang-froid et son fair-play de gentleman. Le résultat lui importait moins que la navigation elle-même sur les océans infinis de l’échiquier(1). C’est avec la fraîcheur d’un enfant de plus de soixante ans qu’il aimait à analyser la partie autour d’un café ou d’une bière. Macao et Valparaiso tempéraient par leur puissance évocatrice le remake souvent rébarbatif de l’analyse post-mortem(2). Ni prétention, ni vanité, ni rancoeur; rien qui put froisser l’adversaire le plus souvent victorieux . Il reconnaissait volontiers ses erreurs, le plus souvent avec son humour maritime inimitable : “J’étais en cale sèche” ou “j’ai fait une grosse bourde à la machine !”

          Fidèle au poste le dimanche avec l’équipe, égal à lui-même dans la victoire comme dans la défaite, modèle de courtoisie bonhomme et de sociabilité, il reste dans mon coeur et dans ma mémoire comme l’exemple d’un homme profondément gentil, disponible et attachant.

            A ses côtés, les deux  notables, fumant pipe et cigare.

       Le psychiatre et l’entrepreneur en pneumatiques arrivaient invariablement tard, autour de 21h30. Fatigués par leur dure journée de labeur et leurs ennuis conjugaux, ils s’asseyaient l’un en face de l’autre et entamaient l’une de ces parties sans enjeu dont la qualité des coups compte bien moins que le délassement qu’elle procure. Ces “joueurs de café”(3) préféraient d’ailleurs l’ambiance fumeuse et agitée du “café de Paris” où le club fit un moment escale pour une vaine tentative de démocratisation d’une activité jugée à priori bien trop sérieuse et cérébrale par une population rétive aux cénacles ou cercles d’échecs de compétition.

          Ils y buvaient quelques demis anesthésiants et leur ouverture de prédilection, assez pâteuse au demeurant, le système Colle(4), n’eut pour tout effet que de coller leurs pièces à leurs starting-blocks et de peu à peu les décourager de la compétition dont ils avaient du mal à gérer le stress et à réguler les montées d’adrénaline qu’elle procurait.

          Personnages forts sympathiques, gentleman-farmer désuet pour l’un, allure de cow-boy texan pour l’autre, mais sans l’arrogance ni la stupidité d’un G. Bush, ils furent un temps trop court des figures emblématiques de notre club provincial.

           Un rang plus loin, le Président, plongé dans une obscure comptabilité et qui s’empressa comme à son habitude de la quitter afin de venir vers moi pour ponctuer chacune de ses apparitions par son traditionnel “ formidable” qu’il employait à tout propos et surtout à propos de rien.

       Chaque club a le sien, charismatique, généreux et autoritaire. Jean, le nôtre, était un ancien adjudant-chef. J’étais alors trop jeune pour n’être autre chose qu’un antimilitariste primaire et j’éprouvais les plus grandes difficultés à supporter ce fonctionnaire zélé qui me donnait l’impression de brasser davantage de vent que d’idées. Faible joueur reconverti assez vite dans la présidence de notre association, il avait réellement à coeur le développement de notre jeu et dépensait sans compter cette énergie fébrile qui le caractérisait. Faute d’avoir pu constituer un bureau, il s’était arrogé tous les pouvoirs décisionnels, ce qui flattait son ego militaire et arrangeait tous les membres du club, déchargés ainsi de pesantes démarches de gestionnaires ou des obligations d’assemblées ponctuelles avec les instances de la ligue des échecs(5). Lors de mon premier championnat départemental en 1980, je m’étais étonné d’avoir à jouer à trois reprises contre le même adversaire(6), mais d’un autre côté, ce mini-match flattait mon ego de compétiteur ainsi que celui de mon illustre adversaire(7).

Cette aberration organisationnelle m’avait permis de disputer une partie de presque huit heures qui m’aguerrirait pour la suite de mon parcours dans le petit monde des échecs du département de l’Indre et de la région Centre-Val de Loire !

        Seuls, dans un coin de la salle, penchés sur des livres et faisant tournoyer rapidement les pièces en silence : les possédés.

       Plongés dans les manuels techniques en attendant le commun des mortels, affûtant stratégies, tactique et finales, calculant leur dernière perf.(8) dans l’open international auquel ils viennent de participer, les joueurs passionnés de première catégorie(9) ont un abord le plus souvent désagréable. Sont-ils hautains ou tout simplement déconnectés des vicissitudes du réel ? Ils sont comme des cygnes dans la mare aux canards et rêvent aux albatros(10) dont les noms ont des consonances slaves. Ils n’en n’ont eux-mêmes parfois hélas que les prénoms :  Stanislas, Dimitri, Rodolphe...

            Ratés plus ou moins magnifiques, vivant chichement d’expédients divers, ils sont restés fidèles à leurs marottes là ou d’autres y ont partiellement renoncé pour des occupations plus ordinaires et plus ou moins structurantes que l’on regroupe généralement sous le terme générique de “travail”. Ils peuvent nous soumettre des études(11) alors qu’ils ont depuis longtemps trouvé la solution, puis nous donner la clé, sous nos yeux effarés par tant d’harmonie, de beauté, et de pédagogie. Ils savent être au mieux éloquents, lorsqu’ils communiquent leur passion ; ils peuvent alors devenir d’excellents animateurs et monter à partir de rien de véritables infrastructures échiquéennes(12). Au pire, ils prennent la grosse tête, s’enferment dans des cénacles de spécialistes où ils consument leur temps et leur belle jeunesse à la poursuite d’une gloire improbable, courant après les cachetons minables dans les opens de parties semi-rapides du dimanche à Pétaouchnock, ou encore après la première norme de maître international qui leur donnera l’illusion perverse de pouvoir se faire un nom dans ce monde ingrat de professionnels où seuls quelques élus très talentueux et assez sponsorisés pourront vivre de leur art(13).

        Seule également, délaissée pour le moment et attendant, gênée, un adversaire,  la femme du club, mi égérie, mi potiche.

       Lorsqu’il arrive que l’une d’entre elles apparaisse dans cet univers trop masculin, elle fait l’objet d’une attention, voire d’une convoitise toute particulière. Certaines ont été à juste titre si choquées par la rudesse de l’accueil et le manque de courtoisie(14) qu’elles ne sont pas restées longtemps au club. Si l’on en croit N. Engel et J. Dextreit(15), cela s’explique par la psychologie basique du mâle jouant aux échecs : il utilise la Dame pour terrasser le Roi adverse. Il lui faut donc jouer contre un adversaire du même sexe, et il est très gêné de se retrouver face à une personne féminine qui brouille ses pulsions freudiennes. Celle-ci ne devient alors qu’un objet à conquérir ou à dégrader afin de s’approprier le roi adverse qui continue à symboliser le père. Ces “brèves de comptoir” de l’inconscient fonctionnent assez bien dans une approche sociologique du petit club de province, et de ses rites. En revanche, si l’on observe les grands clubs où la présence du sexe féminin est quantitativement et qualitativement plus importante, on constate que les joueuses sont toujours plus jolies et exhibitionnistes. Elles jouent de tout leur pouvoir de séduction(16) pour s’assurer une emprise sur la gent masculine, ce qui est narcissiquement valorisant pour elles et vient compenser la phallocratie encore bien répandue dans le milieu des échecs, même au plus haut niveau(17).Ces “amazones” de l’échiquier gagnent alors en légitimité leur place au sein de la communauté du club par une sorte de virilisation paradoxale de leur personne, qui agit plus ou moins consciemment sur l’esprit de leurs homologues masculins et leur impose un respect mâtiné d’un désir plus ou moins coupable… Avec la parité et la démocratisation du jeu, il y a fort à parier que tout cela change et tant mieux, mais il y faudra quelques décennies.

            Deux jeunes étaient là ce soir, n’ayant pas classe le lendemain, et jouaient une partie débridée et bruyante sous les “chuuuut” tonitruants de leurs aînés, mais les enfants viennent plutôt au club les samedis après-midi.    

            Les jeunes joueurs sont presque tous les mêmes : ils sortent leur Dame le plus tôt possible, essayent de mater l’autre en f7(18) et ne peuvent s’empêcher de jouer avant d’avoir réfléchi. Ils rigolent bruyamment, font la revanche dans la foulée de la partie gagnée ou perdue, et sont fatigués au bout d’une demie-heure, ce qui est normal. Ils sont avides de problèmes sur l’échiquier mural(19), croient toujours avoir la solution à peine les pièces installées, et sont toujours impatients de trouver celle du prochain problème. Il arrive cependant parfois que l’on trouve un tout petit joueur très concentré sur ce qu’il fait. Il a sept ou huit ans et pourtant déjà toutes les postures d’un grand champion des échecs. Il pleure lorsqu’il perd, et la défaite devient pour lui très vite assez rare au club où il fait figure d’épouvantail. Parents qui avez en charge un tel phénomène, fuyez le club en emportant votre marmot ! Ce sont des années de sacrifices qu’il vous faudra faire si vous acceptez de développer chez lui ce talent chronophage, menaçant pour son équilibre de petit garçon(20),  même s’il sera valorisant voire un jour lucratif sur vos vieux jours. Pensez à son bonheur ! Il vaut mieux que vos fantasmes de réussite et de gloire.

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(1) En référence à Pierre Mc Orlan : “Il y a davantage d’aventures sur un échiquier que sur toutes les mers du globe”.

(2) Après une partie de compétition, les joueurs reviennent sur les coups joués, “analysent” la partie sur ce qui aurait pu ou aurait dû être joué.

(3) Cette expression plutôt péjorative a été utilisée à l’origine par des grands-maîtres pour qualifier de manière péjorative le faible niveau de leur(s) adversaire(s) ou des joueurs non professionnels ; on se souviendra que Botwinnik lui-même l’avait employée pour qualifier le style fantasque de M. Tahl, aux brillants et parfois incorrects sacrifices. Cela n’avait pas empêché ce dernier de l’emporter sur l’ex-champion du monde au début des années 1960.

(4) Cette ouverture est jugée peu ambitieuse car elle enferme délibérément le Fc1 en début de partie derrière les pions c3 d4 e3. Elle est néanmoins solide et permet d’éviter de lourdes préparations théoriques sur des ouvertures plus canoniques.

(5) En France, la ligue représente une région académique. La ligue du Centre est donc composée de six comités départementaux qui administrent au  plan local les 6 départements du Centre-Val de Loire.

(6) C’est normalement impossible dans le cadre d’un open avec “système suisse” d’appariement, où chaque joueur  ne peut rencontrer un autre qu’une seule fois.

(7) Jean-Pierre avait réussi à faire match  nul en parties simultanées contre le grand champion Tigran Petrossian, en 1966, alors que ce dernier était champion du monde.

(8) Il s’agit d’un calcul qui prend en compte le pourcentage de points réalisés contre la moyenne elo de ses adversaires : On parle de “performance elo” et celle-ci entraîne des fluctuations sur le classement individuel du joueur de compétition, selon qu’elle est négative ou positive.

(9) Ce sont les joueurs classés à plus de 2000 elo. Seuil  estimé d’un “très bon  niveau” au sein du club dont ils constituent l’élite, toute évaluation étant relative par ailleurs.

(10) Allusion au poème de Baudelaire dont on se souvient du vers suivant : “Ses ailes de géant l’empêchent de marcher”.

(11) Les “études” sont un type de problèmes dont la composition est le fruit d’auteurs que l’on nomme “problémistes” : elles mettent en valeur l’esthétique des échecs, la complexité et l’aspect paradoxal du jeu. Les positions ne sont pas tirées de parties de compétition. Les “clés” des solutions sont le plus souvent magnifiques et inattendues.

(12) C’est le cas d’un ancien joueur de Châteauroux, parti à St-Lô, avec le succès que l’on connaît dans la monde des échecs, succès dû à sa volonté, son talent, et son travail.

(13) La France comporte aujourd’hui une cinquantaine de grands-maîtres ou “G-M-I”  mais seuls cinq ou six d’entre eux vivent assez confortablement des échecs, en tant que compétiteurs. Pour l’immense majorité des autres, il faut donner des cours ou avoir, comme pour les écrivains, un autre métier pour pouvoir vivre décemment.

(14) La Dame est appelée “salope”  par des joueurs peu scrupuleux en présence de la joueuse qui débarque, par exemple.

(15) Jeu d’échecs et sciences humaines, Payot, 1978.

(16)  Cf. aller visiter les sites internet d’Alexandra Kosteniuk ou de Szuza Polgar.

(17) La présence de Judit Polgar dans les tournois du top 20 ces dix dernières années a suscité bien des commentaires et pas toujours des plus agréables pour la jeune femme qui s’est plainte parfois du machisme ambiant de ses collègues. ( cf. interview  donnée dans la revue Europe Echecs ).

(18) Il s’agit du fameux et prétentieux “mat du berger”.

(19) Outil pédagogique servant dans le cadre scolaire ou celui des clubs à l’enseignement des échecs. Il s’agit d’un échiquier magnétique de grand format.

(20)  Récemment, Gata Kamsky, génie précoce parmi tant d’autres de nos jours, expliquait lors d’une interview à la revue Europe-Echecs qu’il avait dû arrêter de jouer très jeune tellement il était devenu “une machine à jouer aux échecs”.

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9.   « Il faut cultiver notre jardin » (1)

                                       A Frédo,

        Nous aussi, c’est avec toute la candeur et la hargne de nos dix-sept ans que nous nous sommes jetés dans le monde, tête la première. Nous fuyions l’ombre grise d’un avenir trop tracé. Nous savions pourtant que ce monde n’était pas “le meilleur des mondes possibles”.

            Mais Boudu, Kérouac et Lavilliers(2) nous avaient précédés, et nous ignorions encore que tant de SDF allaient nous suivre.

              L’épopée tourna court : le froid de l’hiver madrilène nous conduisit du Prado (3) à la soupe populaire d’un hospice de vieillards. Nous goûtâmes, city (4), les paradis artificiels de ta jeunesse désoeuvrée. Quelques pétards et le giron d’une mamma espagnole de substitution achevèrent de nous anesthésier. La symphonie africaine fantasmée (5) se dilua à Oujda dans une banale fugue d’adolescents apeurés par leur propre inanité et le principe de réalité d’un monde quadrillé contre les rêves. Si l’aventure était encore possible, c’était dans des “tour opérator” ou des “treks pour bobos”, que l’on voyait passer, en route pour Tamanrasset, chargés de bidons d’essence et de cartes de crédit. Trop jeunes pour être un Lacarrière et un Lanzmann (6), un Stanley et un Livingstone, mais assez naïfs pour être un Laurel et un Hardy.

 Trop peu de mots dans la tête pour en dépeindre et en peindre le monde parcouru avec la lenteur, la précision, la gourmandise, l’extase et l’émerveillement des poètes ou des philosophes itinérants. Trop peu de sagesse, de maturité pour éviter d’être ballotés au fil des rencontres probables et stéréotypées, de la gare à la route, de la route à la station de métro : “teneis diez pesetas para el metro por favor ?”; “TENEIS DIEZ PESETAS PARA EL METRO POR FAVOR !” de la station à une mendicité décervelante, et déjà aux contrôles de police la nuit, sur les collines d’Algeciras, aux portes de l’Afrique. Trop peu pour tracer un chemin initiatique qui serait autre qu’un chemin de croix.

            Trop peu mais assez pour se convaincre de la nécessité de trouver un cadre, une structure,  puis piteusement admettre l’aporie d’un retour certes difficile pour l’amour-propre, mais nécessaire pour la lente maturation d’un devenir. Après avoir goûté amèrement à l’inconnu et aux mésaventures, à un semblant d’Aventure, nous nous sommes aliénés au monde de l’oisiveté chez papa, maman, ou copain, copine, ou à celui du travail déqualifié, en Allemagne puis en France. Ce monde- ci n’était guère plus reluisant que l’autre : on  perdait vite sa jeunesse à fabriquer toute la journée des palettes de bois au pistolet pneumatique. On était rentré si moulus la première journée qu’il nous avait été impossible d’y retourner la deuxième, perdant pourtant une bonne occasion de renoncer à nos velléités de révolte adolescente et de quête existentielle.

             Nos chemins se sont alors peu à peu séparés ; chacun s’est mis à cultiver son jardin, vaille que vaille, tant bien que mal. Le mien tenait sur un carré de soixante-quatre cases. J’essayais d’y faire pousser des Dames sur les première ou huitième traverse (7).

            Cette culture continue encore à m’occuper aujourd’hui, presque trente ans après.

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(1) C’est la célèbre dernière réplique de Candide, conte philosophique de Voltaire.

(2) Tous trois ont en commun d’avoir exalté l’appel de la route.

(3) Musée célèbre pour sa collection de Velasquez et de Goya, entre autres peintres célèbres.

(4) Allusion à la ville noire de Gotham-City dans Batman.

(5)  L’Afrique était l’objectif initial de nos deux aventuriers candides.

(6) Célèbres écrivains nomades.

(7) Le pion arrivé à promotion ou à  maturation, pour filer la métaphore, se transforme généralement en Dame.

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10.   En hommage à Borges (1)

            Le jeune homme s’est assis à sa table de travail. Il a décidé qu’il ne la quitterait pas avant d’avoir écrit deux sonnets (sommets) échiquéens, en vers acrostiches. C’est la terrible et belle contrainte qu’il s’impose : elle est redoutable, ambitieuse. Les deux sonnets de Borges sont une merveille d’équilibre formaliste en langue espagnole (2) Que pourrait-il faire de mieux ? Il s’est préparé deux litres de thé, dispose de quelques biscuits pour pallier à une éventuelle fringale. Rien ni personne ne doit le déranger. Plutôt mourir que de faillir dans cette tâche qu’il s’est assignée au nom d’une intrinsèque nécessité d’écrire : fixer ce qui remue en lui depuis tant d’années. Il ressemble à cette allégorie célèbre du poète Romantique peinte par Paul Cezanne (3) : une lucarne sale, une table encombrée de quelques livres empilés, un dictionnaire, une grammaire, une paillasse monastique, une chaise sur laquelle il se tient courbé, prêt à bondir sur la page toujours blanche ; seule la Muse est pour lors improbable. Près de lui, une photo immaculée de sa mère défilant sur la place de Mai. Son frère est du nombre des trente mille desaparecidos sous Etchecolatz (4).

               Par dégoût du monde et de ce qu’on appelle “la vie”, lui, Alejandro, s’est réfugié dans la pratique des échecs et de la poésie. Il fréquente le célèbre club de Buenos-Aires, où il a eu, plus jeune, le toupet de refuser la nulle offerte par le grand Miguel Najdorf (5), lors d’une partie simultanée. Il a fini par la perdre, mais il se souviendra toujours de la poignée de main du grand-Maître et de ses félicitations respectueuses pour le courage quelque peu incongru du jeune homme. Son père, français et absent depuis la “disparition” du fils aîné, lui envoie comme par remords de l’argent, afin qu’il puisse se livrer à ses deux passions, sans avoir à trimer par ailleurs.  Grâce à ce père aimé et maudit, Alejandro est parfaitement bilingue et c’est en français qu’il a décidé de rédiger ses deux poèmes : qui aurait en effet la prétention de “rivaliser” avec Borges en utilisant sa propre langue ?

               Il est tôt ce matin, anormalement tôt pour ce fils à papa trop choyé que l’oisiveté menace le plus souvent de son étreinte alanguissante. C’est un sursaut vital pour lui qui commence. Il doit se prouver à lui-même qu’il est digne de la confiance et de l’amour que lui accordent ses parents. Il a besoin de cette reconnaissance que recherchent tous ceux qui noircissent des pages dans l’anonymat de leurs réduits. Il lui faudra non seulement écrire, mais encore publier, pour laisser une trace, comme une empreinte supplémentaire laissée sur le tableau noir de la postérité. Toutes ces pensées confuses l’animent d’une vitalité retrouvée, d’un élan nécessaire alors qu’il commence à écrire son premier quatrain.

                          Adouber(6) les pièces avant le grand départ,

                          Jouir du bel ordre intact, symétrique des armées.

                          Ecouter leur silence, par lui être charmé ;

                          Dès lors, pomper le sang que les têtes accaparent. 

             Le silence doit faire place à l’adrénaline. Tous les joueurs de compétition le savent bien. Il relit attentivement ce qu’il vient d’écrire ; la diérèse sur “pièces” peut convenir puisque les doigts des joueurs s’attardent méticuleusement sur leur signifié, afin de les recentrer surs leurs cases de départ. Lui Alejandro, a choisi l’alexandrin, comme une seconde nature et parce qu’il est plus facile à manier en français que le pentasyllabique(7) borgésien. Le premier acrostiche était prédéterminé : “Ajedrez”, sur les pas de Borges, exprime plutôt dans son premier quatrain le cadre du calme avant la bataille; il devrait être suivi d’un déploiement, d’une mise en espace des figurines, tout du moins dans le deuxième quatrain dont les trois premières lettres sont contraintes par les règles du sonnet et la nécessité de l’acrostiche. Il faut combiner poétiquement la verticale et l’horizontale, abscisses et ordonnées, latitude et longitude, et cela excite considérablement Alejandro qui retrouve là la géographie spatiale et familière de l’échiquier lui même.

           Alors, Il avale fébrilement une longue gorgée d’un thé déjà froid avant de se remettre au travail. Il n’entend rien, pas même cette femme parmi les cris et les pleurs de celles de la plaza de Mayo, qui défilent en bas de sa chambre de bonne, située dans les combles d’un immeuble qui donne sur l’avenida de Mayo, jouxtant la place, où en rangs serrés et dignes, des centaines de dames blanches brandissent bien haut les photos jaunies de leurs fils disparus. Il est déjà 9 h et le temps est passé si vite qu’il ne s’est aperçu de rien.

                          Rincer le pion  e4, le dresser tel un phare

                          Erigé en guetteur d’harmonie, altier, mais

                          Zélateur de la blanche écume neurosemée.

                          Blancs battus ; “n’ai-je pas aboli le hasard ?”

            La place accordée au pion e4 (une phrase étirée sur trois alexandrins) dans ce deuxième quatrain est proportionnelle à son importance dans l’ouverture aux échecs. Fischer disait que “ceux qui ne jouent pas 1.e4 sont des poules mouillées”. Alejandro préfère lui se mouiller, et en pleine mer ! La métaphore filée de la navigation n’a rien de bien original, pense Alejandro, mais comment rendre compte de la troisième dimension cachée du jeu, de celle des variantes, de la profondeur des coups dont la trace écrite n’est précisément que “l’écume” ? Le jeu de mot sur les “blancs battus en neige” y participe. Quant à l’allusion explicite au “coup de dé” de Mallarmé, elle introduit en fin de quatrain l’idée selon laquelle rien aux échecs ne serait laissé au hasard. L’acrostiche choisi pour les deux tercets du premier sonnet restant à écrire est “blancas” car nous allons assister aux manoeuvres des pièces blanches ainsi qu’à  la quête éperdue des dames blanches de la place de Mai, qui continuent de défiler dans l’indifférence quasi-générale tant cet événement est devenu un rituel pour les badauds de la capitale argentine.

                            Lentes processions des Dames sur la place,

                            Attaques inespérées et défenses tenaces.

                            N’avons-nous pas assez combattu, louvoyé ?(8)

                            Cerveaux enchevêtrés ; nos morts imputrescibles

                            Abolis, disparus sous l’ennemi irascible.

                            Saurons-nous qui vaincra ? Lequel des camps ? Voyez !

            Il pose seulement son stylo, l’air satisfait du devoir à moitié accompli. Bien plus important qu’une imitation de Borgès d’une assez bonne facture, Il ne réalise pas encore combien la similitude est troublante entre ce qui se joue en bas à quelques centaines de mètres, sur la “place” et ce qu’il vient d’écrire. Miracle et profondeur de la poésie qui organise une polysémie pas toujours consciente. Bien sûr il est travaillé de l’intérieur par l’histoire de son frère “aboli, disparu” lui aussi, par celle de sa mère et de ses “lentes processions” “sur la place”.  Sans doute son cerveau et le sien sont-ils “enchevêtrés” comme ceux des deux joueurs qui tissent puis défont la toile des échecs, comme les membres d’une même famille font et défont la toile de la vie. Sans doute les morts “imputrescibles” peuvent-ils évoquer tant les cadavres inaltérables du buis, de l’ivoire, du plastique ou de l’onyx des figurines que l’absence cruelle et éternelle des corps “imputrescibles” des desaparecidos, morts sans sépulture.

           Il se jette sur son premier biscuit qu’il trempe dans le bol de thé afin de l’attendrir. Il dévore la moitié du paquet qu’il éloigne par précaution, réalisant que son travail n’en n’est qu’à sa moitié. Il y a quelque chose “à voir”, son dernier mot le dit : “Voyez !”. Il à hâte de poursuivre, comme sous l’injonction d’une Muse enfin retrouvée, comme sous l’injection d’un produit dopant : la théine, en l’occurrence. Si seulement il pouvait se pencher à sa fenêtre, il VERRAIT là aussi une femme tomber, un attroupement se faire, il pourrait au moins être là, se frayer un chemin parmi elles pour savoir, pour être sûr qu’il ne s’agit pas d’ELLE... mais il continue d’écrire, comme si seule sa vie à lui en dépendait.

                             Joueurs tendus sur les points de rupture : cases centrales

                             Unifiant le caveau des sépultures ; échanges

                             Glorifiant l’idée la plus pure. Quel archange,

                             Aura t-il, blanc ou noir, le dessus  ?Phase vitale.

           Place au “joueur” ! On devine l’acrostiche choisi et le thème renforcé par le “J” initial dont la position à la fois horizontale et verticale emblématise et met doublement en valeur ce substantif. Alejandro nous donne donc à voir le processus de la pensée des joueurs à l’oeuvre, sur les “cases centrales”, là où la conquête de l’initiative va se jouer, par des “échanges”, là où blancs et noirs vont  se rejoindre dans “le caveau des sépultures”, trou noir du centre de la galaxie échiquéenne qui aspire dans son maelström les avants-postes des deux camps.

                             Diagonale irisée d’un sacrifice banal,

                             Ordre bouleversé par des coups étranges,

                             Réseau de mat pour un roi que dérange

                             Ou la furia des pièces, ou l’essai magistral,

         C’est son père qui lui a appris les échecs. Comme souvent, le fils a fini par le battre à plate couture. Mais le père lui a aussi sans doute transmis cette tendance de sacralisation très chrétienne du jeu que l’on retrouve dans la métaphore de la pureté et de “l’archange”. Dans un pays aussi catholique que l’Argentine, quoi d’étonnant à ce que cette thématique apparaisse tant dans les sonnets de Borges : “Dios mueve el jugador” que dans ceux d’Alejandro ? L’idée “pure”, celle des puristes recherchant l’exactitude et la “vérité” du jeu, a toujours coexisté avec la pratique des échecs plus “impurs”, joueurs n’écartant pas les complications et les aléas d’un jeu moins “correct” mais plus  spectaculaire et aventureux. Au nombre des puristes, citons  sans exhaustivité : A. Rubinstein, J. R. Capablanca, B. Fischer, A. Karpov, V. Kramnik... Dans le camp des “impurs”, on trouve aussi des génies comme F. Marshall, D. Bronstein, M. Tal, G. Kasparov, A. Shirov... Alejandro se range donc par affinités dans la première famille.

        Dans le deuxième quatrain, l’équilibre est rompu et la lutte va tourner à l’avantage de l’un des camps, ce qui va être annoncé dans l’acrostiche final, même si un doute subsiste : “odor” n’est que l’annonce d’un mat à venir.

             Sur la place, la femme à terre crie : “ Hay que buscar mis hijos ! por favor, MIS HIJOS  !”, mais toutes les femmes ne crient-elles pas la même chose, le plus souvent dans le silence assourdissant de leur solitude meurtrie ? De sorte que l’on cherche à la calmer, simplement la calmer, alors qu’il faudrait courir chercher Alejandro et tambouriner à sa porte pour lui dire que sa mère est peut-être en train de mourir sur une dalle de la place de Mai.

                                - Démiurges vaniteux, oh tigres de papier -

                     Où l’on -ils provoqués ? quand vous vous drapiez,

                                Ridicules pantins, d’oripeaux nostalgiques.

                                Malheur à toi qui dors, ne peux plus chercher, las !

              Le joueur Alejandro sait bien qu’il ne faut pas se contenter de répéter telle ou telle variante d’ouverture, telle ou telle attaque de mat, tel ou tel schéma stratégique, tel ou tel principe de finale si l’on veut atteindre la maîtrise; sinon tout cela risque de n’être que du déjà vu, du “banal”. La connaissance livresque, théorique et pratique des échecs doit être un prélude à la créativité, comme l’est la connaissance de la poétique pour la création poétique. Le travail du véritable joueur est dans ce va -et-vient entre la tradition et sa mise à l’épreuve par de nouvelles idées, qu’elles soient un complément, un enrichissement, ou un repoussoir, une révolution. Cette démarche scientifique doit guider le joueur, lui éviter les pièges de la “vanité” ou de la “nostalgie”, de la simple et factice “odor de mat” comme l’acrostiche final nous invite à le sentir, et conserver intacts sa curiosité et son goût pour la recherche. Dans cette perspective, les coups “étranges” peuvent comporter tant des connotations négatives de maladresse, d’imprécision, que de créativité paradoxale.

                                Alfil...(9)

              Il est tiré brusquement de son travail par des coups répétés dans sa porte . “Senor Alejandro ! pronto !” Il comprend alors vite qu’il se passe quelque chose de grave, à l’extérieur.

               Il ne peut pas deviner encore combien son derniers vers est prémonitoire de ce qu’il découvre , en bas, effaré : sa mère, allongée et inconsciente, tenue dans les bras de toutes ces femmes éplorées, aux yeux délavés par tant de larmes versées. Sa mère, “qui dort et qui ne cherche plus”, et lui, “Alfil “(8) de douleur et de peine, encerclé bientôt par une rangée de militaires “drapés dans leurs oripeaux nostalgiques” d’un ordre dictatorial toujours menaçant.

              Il ne terminera  son deuxième sonnet qu’en prison, pour s’être jeté sur les militaires encadrant la manifestation pacifique des femmes de Mai, eux qui ne bougèrent pas le petit doigt, qui n’eurent pas un geste de compassion envers sa mère mourante, et qu’il molesta comme un forcené, en lâchant ses coups, ivre de douleur, avant d’être par l’un d’eux assommé.

             La fin du sonnet disait ceci ; elle se passe de commentaires.

                              Alfil qui n’a pas vu arriver la menace(10),

                              Tais-toi donc désormais, humanité cynique.

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(1) Dans El Hacedor, On trouve le poème “Ajedrez”, composé de deux sonnets juxtaposés,

d’une extrême rigueur formelle.

 

(2) En su grave rincon, los jugadores                    Tenue rey, sego alfil, encarnizada

      Rigen las lentas piezas. El tablero                   Reina, torre directa y peon ladino

      Los demora hasta el alba en su severo             Sobre lo negro y blanco del camino

      Ambito en que se odian dos colores.               Buscan y libran su batalla armada.

 

      Adentro irradian magicos rigores                     No saben que la mano senalada

      Las formas torre homérica, ligero                    Del jugador gobierna su destino,

      Caballo, armada reina, rey prostrero,              No saben que un rigor adamantino

      Oblicuo alfil y peones agresores.                    Sujeta su albedrio y su jornada.

 

      Cuando los jugadores se hayan ido,                Tambien el jugador es prisionero

      Cuando el tiempo los aya consumido,             (La sentencia es de Omar) de otro tablero

      Ciertamente no habra cesado el rito.               De negras noches y de blancos dias.

      

      En el Oriente se enciendo esta guerra             Dios mueve al jugador, y este, la pieza.

      Cuyo anfiteatro es hoy toda la tierra.              Que dios detras de Dios la tram empieza

      Como el otro, este juego es infinito.               de polvo y tiempo y sueno y agonias ?

 

(3)  “ La Muse du poète”.

(4)  L’un des principaux généraux responsables des “disparitions” de jeunes gens.

(5)  Plus fort joueur argentin de l’histoire des échecs. Il fut l’un des deux meilleurs non soviétiques dans les années

       cinquante et soixante avec l’américain Samuel Reshevsky.

(6)  Ce mot du lexique chevaleresque est passé dan le jargon échiquéen. Il consiste à recentrer les pièces sur leurs cases de départ avant de jouer une partie.

(7)  Vers de onze syllabes.

(8)  Louvoyer aux échecs signifie “manoeuvrer” ; le “louvoiement” s’emploie pour décrire les manoeuvres positionnelles que font les joueurs dans la phase positionnelle de la partie.

(9)  “Fou” en espagnol, qui vient de l’arabe : “Al -vizir”, c’est-à-dire l’adjoint direct du suzerain.

(10) En référence à la célèbre maxime d’Aaron Niemzowitsch, en exergue de Mon Système : “La menace est plus forte que l’exécution”, qui prend ici une résonance dramatique.

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11.   Un joli coup de Fourchette (1)

        Dans le viseur du cocu, il y a la femme et l’amant. Il n’appartient qu’à lui de choisir qui des deux il visera le premier. Il prend son temps. Sa carabine à très longue portée lui donne un sentiment de toute puissance. Il va de l’un à l’autre, de l’autre à l’une, au rythme du badinage amoureux des amants dont il suit les déambulations joyeuses et insouciantes d’une pièce à l’autre de l’appartement où ils se croient en sûreté. Un bas vole, un pantalon traverse l’espace dans un indécent ballet dont le cocu se délecte autant qu’il s’en emplit d’un dégoût qu’il estime être légitime, afin d’affermir son index sur la gâchette, au cas où il aurait encore un sursaut de doute sur ce pourquoi il est là, en joue, prêt à faire feu.

        Cela avait commencé par une inappétence sexuelle, phénomène assez banal dans un couple traversant l’épreuve des années, la quarantaine ventripotente, la libido en berne, le foot à la télé pour monsieur, la lecture nerveuse pour madame, les silences pesants, la tendresse qui n’arrive pas encore à relayer les défaillances du sexe, les questions qui ne manquent pas de se poser : “il m’aime encore ?”, “ elle n’a plus envie de moi ?”, “faire le point”, “réfléchir à notre couple...”, “...qui traverse une crise”, “remise en question nécessaire”, “ou lâcheté déprimante de l’autruche”. L’un et l’autre n’avaient pas fait ce retour sur eux-mêmes ; il semblait, comme dans la majorité des ménages, que l’amour-propre l’emporterait sur l’amour. Elle s’était peu à peu détachée de lui, lui d’elle ; il ne l’avait pas supporté, d’autant plus qu’elle semblait renaître, s’épanouir et rajeunir, jour après jour.

        Il s’était d’abord mis à grossir. Il avait toujours eu un joli coup de fourchette mais son rapport à la nourriture n’était plus comme autrefois celui d’un gourmand ou d’un gourmet ; il était devenu celui d’un malade, d’un boulimique avide de se remplir pour combler le vide angoissant qui se creusait en lui. Elle le trouvait répugnant, à se gaver de chips devant la télé

tandis qu’elle essayait de lui parler de ses sentiments contradictoires, de le mettre en garde contre l’irréparable qui allait être commis s’il continuait à l’ignorer plutôt que d’essayer de la reconquérir. Il s’était montré faible, incapable de lui tendre la main, sans réellement se l’expliquer, puisqu’à l’évidence il l’aimait, comme on aime un compagnon de vie à travers toutes ces années passées ensemble. Il aurait pu l’inviter à danser ; il était jadis plutôt bon cavalier. Il savait que ce contact physique renoué par la danse aurait pu tout faire redémarrer, que le lit n’aurait pas été loin après les tangos, passos ou autres slows qui caractérisaient autrefois presque toujours les préludes à leurs ébats amoureux. Alors pourquoi cette passivité, ce renoncement ? Il ne se l’expliquait décidément pas. Il constatait juste amèrement qu’il n’était capable d’aucune preuve d’amour, d’aucun mot, d’aucun geste. Sans doute un psychiatre l’aurait aidé à y voir plus clair en lui et en eux, mais il avait aussi écarté cette remédiation. C’est comme si un masochisme pervers l’incitait à voir jusqu’où elle irait, la “salope”.

         Il n’allait pas tarder à le savoir. Elle avait trouvé un amant plus jeune qu’elle, lors de l’une de ses sorties nocturnes qui s’étaient multipliées depuis quelques temps. Le jeune étalon ne se gênait plus, ces derniers temps, pour la raccompagner parfois au petit matin, il l’embrassait à pleine bouche sous la fenêtre du mari qui regardait la scène dans un mélange de dégoût et de fascination, comme pour se punir. Il était devenu presque le complice d’une situation malsaine. Il acceptait le châtiment infligé par sa femme et le poids des cornes qui lui faisait baisser la tête de honte. Elle rentrait, prenait une douche en chantant, et puis partait au travail sans même lui adresser la parole.

                                         Mais hier matin, ils étaient allés trop loin.

        La femme est venue frapper au carreau de la chambre du mari qui semblait roupiller d’indifférence alors qu’il était sous somnifère depuis déjà un moment. Puis sans rien lui dire, elle est retournée dans la voiture de l’amant. Le mari hébété a regardé les corps se déshabiller, la voiture se mettre à cahoter sous les coups de boutoir des amants, il a vu le cul de sa femme se caler sur le volant  et il a entendu, ainsi que tout le quartier, le klaxon orgasmique qui couvrait à peine les râles de jouissance de son épouse. Il était cocufié en place publique, au vu et au su de tous les voisins. Il se sentit blessé, davantage sans son honneur et son orgueil que dans son cœur ; humilié, il décida de se venger, de liquider cette salope.

     Alors le voila maintenant dans la position du chasseur, alors qu’ils s’apprêtent à remettre ça : un autre bas vole, elle le poursuit dans l’appartement, mais le gros chat, pour une fois, c’est lui, son mari : son viseur suit leur jeu. S’il le tue lui, il va la faire souffrir elle ; n’est-ce pas ce qu’il désire au plus profond, la faire souffrir, lui faire payer la honte et l’affront ? S’il la tue elle, il va souffrir, lui, le mari, car il l’aime encore malgré le déshonneur, malgré la honte. Son viseur continue de passer de l’un à l’autre dans un mouvement oscillatoire régulier. Il pense au jeu d’échecs et aux parties qu’il faisait avec elle : lui, le cavalier dispose d’une fourchette royale et il doit se décider entre sa reine- la- pute et son roitelet à elle. Il ne peut pas tuer les deux, il lui faut bien choisir. Il lui semble bien impossible que les échecs : “c’est la vie”, comme le disait Fischer; il pense plutôt à ce moment précis ou tout peut basculer que sa vie à lui est un foutu échec.

      Incapable de trancher, il retourne le canon dans sa bouche et il appuie sur la détente. Il voulait que l’histoire se termine bien pour elle. Puisqu’il l’aime, il a choisi son bonheur.

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(1) Une fourchette est un coup qui permet une attaque simultanée de deux pièces adverses. On parle de “fourchette royale” le plus souvent lorsque le cavalier donne “échec au Roi” tout en attaquant la Dame ; le Roi ayant l’obligation de se soustraire à l’échec, la Dame est alors perdue.

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